Où êtes_vous...


Ce blog n'a pas d'autre but que de présenter aux éventuels visiteurs un aperçu de ce que j'aime créer. Vous trouverez essentiellement sur cette même page des poèmes ou des textes, nouvelles, récits et autres formes d'écrits. Car j'ai la passion de ces formes d'expression. Je ne prétends à rien d'autre qu'au plaisir de faire partager à qui veut cette passion. Sur les autres pages de ce blog, mes dessins et peintures, mes photos...Voilà, bonne visite, vous êtes les bienvenus, et si le coeur vous en dit, laissez vos impressions, vos commentaires, quels qu'ils soient, positifs ou négatifs. Et merci d'être passés !

Récits et nouvelles

Il y a des nuits, comme ça...


Il y a des nuits comme ça ou le passé vous revient en pleine gueule. Pas la peine d’essayer de dormir alors, trop de fantômes dans la tête, trop de temps à remonter, je me laisse embarquer sur l’océan des souvenirs, je me plante le canon de la déprime sur la tempe et je tire. Ça ne fait pas mal. Ça embrume juste un peu les yeux. Alors je les ferme, et je vois mieux.

Premier verre.
C’est un ciel d’hiver transparent comme la glace, et dans la campagne gelée une fille avec un prénom d’ange me parle dans un langage que je ne comprends pas. Elle partira demain pour des îles dont elle ne reviendra jamais. Elle m’embrasse, pose son index sur mes lèvres pour y coudre le silence qu’elle attend de moi, me fixe longtemps, longtemps, puis tourne les talons, s’éloigne sans se retourner, et disparaît pour toujours de l’horizon de ma vie.

Second verre.
Les murs sont gris. A l’intérieur des murs, une ville ou tout est vert olive. Un drapeau français flotte à côté d’un drapeau allemand. Je sors d’un char puant l’huile et le gaz oil. Lucien à organisé une sortie avec des G I retour du Viet-Nam. Je sais déjà qu’on va errer toute la nuit de bar à putes en bar à putes avec ces cons d’américains qui ne savent que beugler « hey frenchie ! On va se mettre minable, et demain, je me réveillerai avec un mal aux cheveux terrible. Encore cinq mois à tirer. Putain !

Troisième verre.
On partait pour la Finlande avec la vieille  4 L de Jean-Michel… à Angoulême, le moteur s’est mis à fumer. Puis à brûler carrément. On a réussi à éteindre l’incendie à coups de seaux d’eau sur le parking d’une entreprise de transport. Mais la voiture est restée là. Nous, on est rentrés par le train. Comme des cons… Aujourd’hui, Bébert travaille dans les télécoms à Paris, Bernard est mort d’un cancer du poumon il y a cinq ans et Jean-Michel est directeur d’un centre commercial à Nice. Moi… Merde, c’est comment, la Finlande ?

Quatrième verre.
J’ai rencontré cette fille dans une bodega. Elle est de ce village perdu des Asturies. Elle est belle comme c’est pas possible. En moi, une voix dit « c’est elle ». Mais je ne la crois pas cette voix, c’est pas pour moi une beauté pareille. Jose Manuel m’a dit : « t’as aucune chance mec, elle est fiancée, et ici, tu sais, quand on est fiancé…prends toi plutôt une cuite. J’ai pris une cuite. Surtout quand j’ai vu la carrure du fiancé.

Cinquième verre.
Le téléphone a sonné. C’était Frédéric. Il a dit : « je sais qu’il est tard, mais ça vous ennuie si je viens ? » Dans sa voix, il y a avait quelque chose… j’ai dit : « mais oui, viens, bien sûr que non, ça nous dérange pas ! » Et il est venu. Quand j’ai ouvert la porte et que je l’ai vu, là, j’ai compris que c’était grave. Il a juste dit : « papa s’est pendu aujourd’hui ». Je l’ai pris dans mes bras, ma femme s’est mise à pleurer. J’ai eu la phrase la plus con du monde : « tu vas rester manger… » On a mangé, on a bu, on a même réussi à plaisanter. Et puis, il est resté dormir chez nous. Quelques mois. Il a fait les papiers qu’il faut, et il s’en est allé vivre loin, très loin, de l’autre côté de l’océan. Depuis, quand je passe du côté de la maison qui était la sienne, j’arrête le camion, je m’avance jusque devant le portail, je fume une cigarette en silence, et puis je reprends ma tournée…

Sixième verre.
Sur la scène il y a un type tout en noir avec juste une guitare, dans un rond de lumière. Il pose un pied sur une chaise, met la guitare contre son cœur et commence à jouer. Sa voix s’élève, grave, rauque, chaude, c’est la voix d’un combattant, d’un révolté, c’est la voix d’un poète, c’est la voix de l’Espagne, celle qui a chanté la liberté perdue des exilés, celle qui traîne encore aujourd’hui des regrets de république, celle par qui s’expriment Rafael Alberti, Jose Agustin Goytisolo, Luis de Gongora, et même Georges Brassens… C’est la voix de tous ceux qui ont dit, qui disent et qui diront non à l’oppression. Et quand à la fin du spectacle Paco Ibañez salue la salle qui s’est levée toute entière pour l’acclamer, le monde est différent. Pas meilleur ni plus beau, non, différent. Humain.

La bouteille est vide.
Les premières lueurs de l’aube, déjà…
Je ne me sens pas bien, mal au ventre. Je vais me coucher.
Et puis j’ai trop bu de jus d’orange…          


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                                                           Chroniques d’enfance.





            J’avais neuf ans. Dernière année d’école primaire.

Dans ma classe, il y avait un gars qui s’appelait Hamblar. Une saloperie de maladie lui avait rendu l’usage des jambes difficile, et il était équipé d’une sorte d’attelles métalliques, un peu comme dans Forrest Gump. Cela lui donnait une démarche d’automate, et lorsqu’il portait des culottes courtes, comme l’on disait à l’époque, il était la cible idéale de toute la cour de récré, et les quolibets pleuvaient sur lui sans pitié…
Son visage était bizarre aussi, tout en longueur, et presque pas de menton. Enfin, il n’était pas comme nous, quoi, il n’était pas « normal ». 
Hamblar était le meilleur élève de la classe, ce qui constituait à nos yeux une circonstance aggravante. On ne parlait pas à Hamblar. On ne lui répondait pas.
On ne s’adressait à lui que pour le moquer, l’insulter, le menacer. Le souffre- douleur parfait.

Un jour, un des caïds de la classe avait découpé aux ciseaux, en fines lanières, tous les cahiers de Hamblar. Ce dernier pleurait silencieusement. Le maître  demanda au coupable de se dénoncer, ce qu’il ne fit pas, évidemment. Alors, chantage classique, nous fûmes  promis à une punition collective si personne ne dénonçait le coupable. Pas un seul élève ne broncha. Le maître s’approcha de Hamblar et les yeux dans les yeux, lui demanda :
-« Sais-tu qui t’as fait cela ? »
-« Oui m’sieur, je sais qui c’est. » (Il le savait, car le caïd en question lui avait promis depuis longtemps qu’un jour il retrouverait ses cahiers en charpie.) « Alors, dis-moi son nom ! » poursuivit l’instituteur.
De sa voix douce, Hamblar répondit simplement : « non m’sieur. »
Nous eûmes droit à la punition collective, Hamblar compris…

Le lendemain, à la récré du matin, Bonnet (le caïd en question), apostropha Hamblar :
-« Hé, Hamblar ! tu m’as pas dénoncé parce que tu avais les chocottes que je te mette une bonne raclée ! »
-« Non, je t’ai pas dénoncé parce que je suis pas un mouchard, c’est tout. »
Alors, Bonnet entraîna le pauvre garçon dans un recoin du préau, et commença à le frapper. Un cercle se forma aussitôt, et bientôt, ce fut la curée. Ballotté de l’un à l’autre, Hamblar, sans tenter un seul instant de se défendre, tendait les bras en avant en répétant : « non, non, non… »
On s’y mit tous. Il encaissait sans tomber. A coups de poings, à coups de pieds dans ses pauvres jambes cerclées de fer, il reçut une correction qui finit par le mettre enfin à terre, en larmes, le nez en sang, comme un pantin désarticulé…
Je n’avais pas été le dernier à cogner. Après quelques derniers crachats, nous le laissâmes là, pitoyable, recroquevillé sur sa douleur…
Nous étions très contents de nous. L’affaire n’avait duré que quelques minutes, et lorsque nous réintégrâmes la classe, Hamblar s’en était allé à l’infirmerie. Questionné par l’infirmière, il avait expliqué qu’il était tombé dans l’escalier…
Curieusement, à partir de ce jour, Hamblar ne fut plus inquiété par personne. Il fut abandonné à sa solitude dans une quarantaine sans faille.

A la fin de l’année scolaire, la remise des prix s’effectua en grandes pompes, devant tous les enseignants et les parents réunis.
Hamblar reçut le prix d’excellence, Dulau, un bon copain, se vit décerner le prix d’honneur, et moi, j’eus droit au prix de camaraderie, qui récompensait celui que la majorité des élèves de la classe désignait comme le plus sociable, le plus serviable, le meilleur camarade, quoi !
Sous les applaudissements du parterre d’élèves, de parents et d’instituteurs, nous posions tous les trois main dans la main, et le photographe attitré de l’école immortalisa cet instant juste au moment où Hamblar se penchait à mon oreille pour me dire quelque chose…

L’année suivante, au collège, Il n’y avait pas Hamblar. Personne ne savait ce qu’il était devenu. Sans doute avait-il déménagé. Nous ne l’avons jamais revu…

La photo de la remise des prix, je la possède toujours. Mais aujourd’hui encore, j’ai du mal à la regarder. On me voit, entre les deux autres lauréats, main dans la main.
Et Hamblar me parle à l’oreille.

Je fixe cet enfant que j’étais, ni meilleur ni plus mauvais qu’un autre, cet enfant qui pourtant avait roué de coups un être faible probablement bien supérieur à nous tous qui le martyrisions, cet enfant qui avait reçu cette année là le prix de camaraderie… et j’entends encore la voix de Hamblar me murmurant juste une petite phrase, avec envie, pendant que le photographe officiait. Et cette simple phrase, d’un seul coup, m’a fait comprendre qu’en tout être existait une part de barbarie, et que je m’étais abandonné à cette dernière…

Aujourd’hui, si la vie, par les hasards dont elle a le secret, devait me remettre en sa présence, bien plus que lui demander pardon, je lui dirais : merci.
Car lorsqu’il m’arrive de céder à la facilité de l’amalgame, à l’intolérance, de devenir « beauf » en somme, je revois le visage de Hamblar me soufflant dans un sourire timide : « tu sais, j’échangerais bien mon prix contre le tien : ça doit être drôlement chouette d’être aimé… »





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                                                                   Silence...


Silence. Ça tourne dans ma tête. Faudrait arrêter le manège. Mais j’ai payé ma place. Rien à faire. Attendre. Je voudrais laisser mon tour à d’autres, moi, c’est pas mon truc. J’arrive même pas à vomir. Fermer les yeux. Non, ça sert à rien : je ne vois jamais mieux que les yeux fermés. C’est comme un film. Le film de ma vie. Nul. Mais j’y peux rien, c’est ma vie. Mon film. J’y joue très mal le rôle d’être. A chier je suis. Il a commencé il y a longtemps déjà ce putain de film. Se décide pas à finir. Qui ça pourrait intéresser ? Je vois pas. Alors pourquoi j’en parle ? Pour moi peut-être. Mes filles. Je sais pas. Je ne suis personne. Je n’ai rien fait qui vaille d’être dit, écrit. Mais je ne veux pas chercher de raison. Ça donnera ce que ça veut, m’en fous au fond. Oui, c’est ça : rien à foutre.


J’ai toujours aimé écrire. Aussi loin que je me souvienne. Je ne sais pas pourquoi. C’est comme ça. Ecrire, c’est être moi. C’est ma façon de respirer. D’aimer. De haïr. En prose. En vers. En rimes. Sans raison. Ecrire, crier, créer, crâner, pleurer, rire, aimer… Ecrire pour me regarder dans le miroir du papier avant de le briser, le déchirer. Ecrire pour me dire voilà, c’est toi, c’est ta gueule, c’est ta voix d’encre, ces mots crachés sur la feuille blanche du silence. Et ces mots, ce sont des images, tu vois ? elles se mettent à bouger, à s’animer, il y a même une bande son. Un film, je te dis.

C’est marrant les souvenirs, ça me remonte de je sais pas où, comme une bulle de savon qui éclate tout à coup dans la tête et puis voilà, je me retrouve avec plein d’images dans tous les sens. Alors je passe de l’une à l’autre, comme ça, sans essayer d’y mettre de l’ordre, plein de trucs me reviennent, du bon et du pas bon, des odeurs, des parfums, et puis les voix, c’est comme une immersion mystérieuse qui me remet le cœur à l’heure… Des fois, ça fait mal. Mais c’est bien, quand même. C’est pour tout le monde pareil je pense. La mémoire, comme une échelle de corde pour descendre en soi-même pour retrouver, enfin, tenter de retrouver ce qu’on a été. La mémoire pour oublier ce que l’on a pas su être.

Tiens je pointe mon doigt sur une des bulles de savons qui volent dans ma tête, au hasard. Plaf ! elle éclate. Voyons voir : mmouais, école Pasteur à Fresnes quand j’étais minot 7-8 ans. La ligne de Sceaux que mon père prenait tous les jours pour aller bosser à Paris. Les grands ensembles où on habitait, encore en chantier, c’était parmi les premiers qui se construisaient. Les barres blanches des immeubles de « La Peupleraie ». Les étages, chacun avait sa couleur. D’ailleurs on ne disait pas : « j’habite à tel étage », mais « j’habite galerie bleue, ou verte, ou rouge… » Nous, c’était galerie rouge. On était bien. Un peu comme dans un village, rien à voir avec ce que sont devenus la plupart des banlieues maintenant. Il paraît qu’on y vit toujours bien, à « La Peupleraie », aujourd’hui. Moi, je n’y suis jamais retourné. J’y ai laissé un morceau d’enfance heureuse. Les images éparpillées de la bulle de souvenirs me racontent des jours insouciant dans les aires de jeux qui séparaient le bâtiment A du bâtiment B. Et tout un petit monde qui se remet à vivre au travers du miroir déformant du temps. La famille Gonzalez , retour d’Afrique du nord… la famille Lemaire, Les Farcy, les Leterrier… des visages, des voix, des couleurs. Mon enfance, enfin les vrais souvenirs commencent là, avant, c’est trop loin, trop flou, le film est en trop mauvais état, juste quelques extraits, des plans qui me reviennent, chez mes grands parents rue Greneta à Paris, chez mon arrière grand-mère à Barbès avec les murs tapissés de pages de revues genre Marie-France, Paris que nous traversions en traction avant noire à l’époque de la fin de la guerre d’Algérie, on coupait pas aux contrôle des flics, les tractions ça avait été les bagnoles des FFI pendant la guerre 39-45 mais là c’était plutôt celles de l’OAS et je revois, à la nuit tombée, le pavé mouillé, les pèlerines des flics, leurs bâtons blancs, leurs lampes torche et leurs pistolets mitrailleurs pointés par la vitre ouverte de la voiture, mon père qui leur tendait ses papiers d’honnête citoyen pendant qu’avec ma sœur nous pleurions en braillant à l’arrière. C’est sans doute pour ça que depuis j’aime pas les flics. Mais j’aime toujours les tractions avant citroën noires.
C’est marrant, la première bulle que j’explose, c’est juste la première scène du film, j’ai pas fait exprès, quoique, allez savoir !
Après, les images sont plus nettes, fini Paris, Fresnes et le cake de Mémé, mon père quitte son métier dans un grand hôtel rue de Castiglione et retourne dans son pays Basque avec femme et enfants pour y vivre une nouvelle vie. Mais ça c’est dans une autre bulle…

Il y a des choses dont il est difficile de parler. Impossible, même. Pourtant, les bulles qui les contiennent sont là, qui volent parmi les autres, on ne peut pas savoir, elles peuvent vous péter dans la gueule à tout moment. Ces bulles là, j’arrive à les reconnaître : elles sont plus lourdes que les autres, et elles ne sont pas faites de savon, elles sont faites de larmes. Je les laisse flotter sans les toucher pour le moment, j’en ai un peu peur encore, trop pleines de douleurs et de souffrance. Un jour, j’oserai, oui, j’oserai… mais il faut me laisser le temps. Je préfère butiner autour des bulles plus légères, ou celles dont la charge émotionnelle est devenue inoffensive, quoique toujours intacte. Il faut faire attention avec certains souvenirs. Ils restent longtemps actifs. Ils peuvent faire mal. Très mal. Il ne faut pas les forcer, mais laisser le baume du temps les adoucir, il faut les amadouer, les apprivoiser. Un jour, on prend la bulle qui les renferme délicatement entre ses mains, on souffle dessus avec précaution et elle s’ouvre doucement et on peut, sans trop de peine, juste un serrement de cœur peut-être, contempler ce qu’elle renfermait et dont vous aviez si peur, si mal. Alors, il est parfois possible d’en guérir, mais ça n’est pas sûr. Oui, il faut faire attention avec certains souvenirs…

En dehors des bulles d’hier que nous trimballons tous dans un coin de notre tête et qui renferment notre histoire propre où des morceaux de notre histoire, il existe d’autres bulles. Celles-là, je les appellerais les bulles collectives. C’est la mémoire commune à un ensemble d’êtres humains, cela va de la famille à une nation toute entière, à la planète entière, parfois. Souvenirs transmis de génération en génération, ils sont les faits marquants de l’histoire d’un peuple, d’un pays, d’une communauté.  Leur pérennité est garante de l’identité du groupe. Mais si cette mémoire commune ne se transmet plus, alors, c’est la mort de la culture dont elle était la dépositaire. La mémoire individuelle ne survit pas à la mort de celui qu’elle habite, mais une communauté entière, parfois toute une civilisation ne survit pas à la disparition de sa mémoire. Les deux mémoires s’interpénètrent parfois et les souvenirs personnels de quelques survivants de civilisations disparues laissent entrevoir quelques restes de la richesse perdue à jamais de toute une culture.


A Oradour sur Glane, les rues dévastées qu’emprunte aujourd’hui le visiteur sont demeurées figées  à une date précise, celle du 10 juin 1944. La mémoire est partout. Pas seulement dans les petits panneaux accrochés aux murs de chaque maison, portant le nom de la famille qui habitait là, du commerçant qui y travaillait… Elle est aussi dans le silence des pierres noircies par les incendies, dans les panneaux publicitaires recouvrant la façade de l’atelier de mécanique, dans la rouille de cette automobile stationnée là, dans cette rue depuis des décennies, dans cette machine à coudre gisant parmi les ruines d’une maison, dans la poussette d’enfant déformée par les flammes au pied de l’autel de l’église, dans le bloc informe de la cloche de bronze que la chaleur a fait fondre… Oui, la mémoire est partout. Obsédante. Entretenue. Indispensable. Une mémoire un peu spéciale puisqu’il s’agit de l’imprimer dans le cerveau de gens qui pour la plupart n’ont pas connu cette époque. Cette mémoire partagée qu’on appelle la mémoire collective. Celle là demeurera dans la tête des hommes, elle passera de génération en génération, à jamais. Mais la mémoire née de la vie de chacun d’entre nous est unique. Elle n’appartient qu’à celui qui en est le dépositaire. Elle n’a vraiment d’importance que pour lui. Et elle mourra avec lui.

Moi, quand j’ai envie de mourir, c’est parce que certains souvenirs font trop mal ou que ma vie se révèle à moi dans toute son absurdité, alors j’écris des poèmes. Ecrire un poème, c’est un peu comme se tirer une balle dans la tête, mais c’est une balle salvatrice, un suicide dont on peut se relever. Je me suicide souvent. Mais parfois, j’ai été tenté de me servir de vraies balles, et il faut alors beaucoup de courage pour prendre un stylo et se tirer des mots dans la tête pour que le sang qui coule ne soit que du sang d’encre. Un jour, parce que j’avais vraiment trop mal, j’ai pris une arme, une vraie, et j’ai essayé. Mais ça aussi, c’est dans une bulle que je ne suis pas prêt à faire éclater…

Une chose aussi : trouver les mots. Pas ceux qui font beaux, non, ça c’est trop facile. Et c’est une beauté factice, une beauté de composition. Ça ne m’intéresse pas. La seule beauté qui m’intéresse, c’est celle des mots justes. Non, des mots vrais. Ceux qui viennent du fond de soi, sans artifice, sans leurre. Des mots qu’on a pas forcément réfléchis, mais des mots qui jaillissent comme d’un geyser, le geyser de l’âme. Alors oui, on peut atteindre la beauté la plus pure, puisqu’elle n’est pas recherchée, elle n’est là que par elle même, parce que ce qui l’a dictée est indicible, invisible. Il faut que les mots soient plus forts que le silence et ça n’est pas facile, car le silence exprime déjà tant de choses par lui-même… Le silence est aussi une forme d’expression suprême qui se suffit à lui même. Pour décrire certains états d’âme, certaines émotions, il n’y a que le silence. Il faudrait pouvoir inventer les mots du silence. Je ne vois que les points de suspension. On met ce qu’on ne peut pas exprimer dans les points de suspension. Il n’existe rien de plus fort, au fond. C’est pour ça que j’aime tant les points de suspension. Le plus beau poème serait celui dont toutes les rimes seraient des points de suspension. Et là, maintenant, tant d’émotions se télescopent dans ma tête que pour les exprimer le mieux  serait d’écrire…

Une autre bulle vient d’éclater. Celle là, je peux en parler. Ce qu’elle me révèle est un trésor. C’est un corps de femme. C’est l’Amour. Un corps nu plus pur que l’eau de roche. Il est là, étendu, offert, et le décrire m’est impossible. Bien sûr, je pourrais parler de sa lascivité, de son attente. Je pourrais poser de jolis mots sur ces seins à la rondeur parfaite que mes mains emprisonnent, sur lesquels mes lèvres murmurent les menaces les plus amoureuses. Le mouvement de ces seins… ce ventre si doux où je plaque ma joue, ces cuisses ouvertes sur la promesse d’un Graal où se perd la raison, ces épaules, cette nuque, ces yeux que voile le désir et le souffle de cette bouche qui intime à mon oreille : « viens ! ». Et dans l’ineffable naufrage qui m’emporte ancré en elle dans les abysses du plaisir, son prénom que je pleure dans sa jouissance offerte à ma jouissance, mon amour… Nous aurons tout osé, ma belle. Nous aurons tout brûlé au feu de nos nuits. Et nous aurons rendus tabou ce mot : tabou. Et au matin de tous nos excès, dans la tendre torpeur de nos rêves dévastés, nous scellerons notre complicité amoureuse dans le plus tendre et le plus chaste des baisers…

La nuit n’est belle que par la promesse du jour qu’elle murmure au creux de notre désespoir. La nuit est notre mère, le ventre dans lequel se réfugie l’enfant que nous n’avons jamais cessé d’être. Et chaque réveil nous accouche à la vie qui nous détruira cependant sans pitié. Le jour nous ramène à notre mort, toujours. La mort à laquelle nous ne voulons pas croire, à qui nous faisons porter le masque de l’inconscience. Et qui nous prend dans ses bras pour nous chanter les mensonges que nous attendons d’elle, en attendant la nuit…

Mes nuits à moi sont faites de vous, mes souvenirs. Je m’endors bercé par vos musiques menteuses. Parfois les insomnies me ramènent à votre réalité et je me lève pour vous retrouver. Nous nous parlons dans ce langage silencieux de la solitude où nulle parole n’est nécessaire pour se comprendre, et au fond, je vous aime, comme je sais que vous m’aimez. C’est un doux et douloureux dialogue qui nous tient unis dans cette trouble et tendre intimité que seule les larmes savent traduire. Les larmes les plus vraies sont celles que l’on verse seul avec soi-même, c’est à dire avec vous. Et c’est apaisé que je me rendors, plein de la souffrance réconfortante d’être vivant, encore…

Plus j’avance en âge, moins je m’attache aux choses. Le matériel alourdi la vie. Je ne voudrais mettre dans mon baluchon d’existence que mes rêves d’être et mes bulles de souvenirs. Avancer vers la mort le plus nu possible. Ne garder en moi que ce qu’elle ne pourra pas me prendre. N’avoir de vivant que ce qui fait la vie. Pas les accessoires qui en donnent l’apparence. La vraie richesse est là, et elle tient toute entière dans la tête, dans le cœur, dans l’âme. Se délester enfin de toutes les verroteries inutiles que nous proposent les marchands d’illusions. Ne chercher du bonheur que ce que l’on peut en partager avec les autres. Le reste est à jeter. Comme de la poudre aux yeux. La poudre aux yeux aveugle. Je veux voir. Voir et entendre battre le cœur du monde qui est en chacun de nous. C’est une ambition énorme, et je sais bien ne jamais l’atteindre, mais y tendre au moins, c’est déjà effleurer ce rêve d’absolu qui seul vaut la peine de vivre et d’aimer.
La vie ne me fait pas peur. La mort non plus. Mourir demain, mourir avant de finir cette phrase, cela n’est pas grave. C’est mourir sans avoir vécu aujourd’hui, sans avoir commencé cette phrase qui serait grave. La mort est une pute que je ne paierai pas. Elle me fera sa passe gratos au bordel du néant. Elle ne sera jamais une épée de Damoclès pour moi, simplement la tapineuse patiente qui m’attend au bout de la rue de ma dernière nuit, pas une menace, pas une peur, non, juste une fatalité bienveillante, au fond, oui, c’est ça, une pute infirmière avec le beau prénom d’Euthanasie…


Quand je lis la souffrance dans tes yeux, je me sens criminel. Criminel de ne pas t’avoir condamnée au bonheur. Je suis un éventreur d’âme. Je fais mal comme une maladie fait mal. Et je contamine ceux que j’aime malgré moi. Je ne comprends pas que l’on puisse m’aimer. Je dégrade tout ce que je touche. Je veux caresser, je griffe. Je veux embrasser, je mords. Je veux étreindre, j’étouffe. Pour guérir de moi, il faut me fuir, pas d’autre solution. Et toi tu es restée. Tue moi.

L’avenir m’importe peu. L’à venir. Je me fous de demain. Demain n’existe pas. C’est un horizon fardé de rêves menteurs. C’est du passé en devenir. J’écris les lignes de ma main et je les donne à lire au présent. Et le présent s’en fout ! Le présent est le fil du rasoir sur lequel je titube comme un ivrogne. Je ne suis pas encore tombé parce que je ne me préoccupe pas de tomber. Je m’en fous. Pas le vertige. Alors je me taillade l’âme sur le fil de la lame et c’est peut-être pire que la mort. ça fait mal. Tout le temps. C’est peut-être ça, vivre : avoir mal. Pourtant, je n’ai même pas la sensation de vivre, à peine celle d’exister. Exister, c’est vivre sans être. Je ne suis rien. J’existe. Comme une pierre. Comme du sable, qu’un jour, le vent emportera. J’aime les grands paysages vides : l’océan, les plaines immenses de Castille, les étendues désertiques et venteuses où l’œil ne peut s’accrocher à rien., oui, j’aime ces immensités parce qu’elles me donnent l’impression de vivre. D’être. J’aime aussi les montagnes, les défilés, les falaises et les canyons, tout ce que la nature a pu faire de démesuré, oui, j’aime aussi ce gigantisme parce qu’il me donne l’impression de ne pas être, ne constituer qu’une part infime d’existence dans ce chaos sublime et incompréhensible. Et il est vrai que je me sens plus à l’aise sur le flanc d’une montagne que dans l’immensité de l’océan ou d’un désert.

J’écris, j’écris, les mots m’emportent, je ne sais plus où j’en suis, ce que je voulais dire… je ne veux pas me relire, ne pas renier mes contradictions. Je laisse aller. Ce que je dis n’a aucune importance. Rien n’a d’importance. Ah si ! l’important, c’est la rose ! La prose. La folie. Je dois être un peu fou. Je m’en fous. La Raison m’emmerde. Et si j’ai parfois envie de chialer dans ma solitude peuplée de bulles qui dansent autour de moi, si j’ai envie de me faire sauter le caisson pour ne plus jamais avoir à souffrir de ne rien comprendre à rien, il ne faut pas m’en vouloir, il ne faut pas me plaindre non plus, il faut simplement ne pas venir me consoler, ne pas m’approcher : je suis contagieux.

J’ai vécu pour savoir et je n’ai pas su vivre. J’ai oublié quel poète a écrit ça. Mais c’est exactement ça.





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                                                              Un bout de ciel...



Un bout de ciel…
Un trou dans les nuages, juste la place d’y loger un rêve.
Demain n’ouvrira pas ses ailes.
Hier pourrit dans les marécages des regrets.
Le présent… le présent me prend à la gorge jusqu’à la nausée.

Lundi, venant vers moi : un couple d’amoureux.
J’ai changé de trottoir.

Mardi, j’ai posté une lettre d’insultes à moi-même.
Je n’y répondrai pas.

Mercredi, rien.

Jeudi, Je n’avais plus de whisky pour mettre dans mon coca.
J’ai balancé mon coca.

Vendredi, Robinson s’est fait niquer.

Samedi, j’ai pleuré. En silence. Ton silence à toi ne pleure jamais.
Ton silence est sec. Ton cœur ?

Dimanche. J’écris comme ça me cogne.
Pas de rimes. Pas de raison non plus d’ailleurs.
Juste des mots qui me coulent comme des larmes de couillon.
Je ne sais pas pourquoi j’écris. D’ailleurs, je m’en fous.
C’est comme ça.
Je regarde par la fenêtre.
Un bout de ciel…
Un trou dans les nuages, juste la place d’y noyer ses rêves.

Demain n’ouvrira pas ses ailes.




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                                                                   Tuly




La porte du patio s’est ouverte et Luis est apparu, l’air désemparé. Il tenait une bourse en papier de supermarché tendue par le poids de ce qu’elle contenait.
J’ai tout de suite compris, et avant qu’il ne dise un mot, j’avais les clés de la voiture en mains.
J’ai calé le sac dans le coffre, et on a démarré. En route, Luis me parlait de Tuly. Bien-sûr, ça n’était qu’une bête, mais quand on l’a eue quatorze ans dans les jambes, du matin jusqu’au soir, ça faisait tout de même quelque chose…
Il y avait comme une fêlure dans sa voix, et il entrecoupait ses phrases de longs silences pour ne pas se laisser aller à sangloter. Moi, je sentais bien qu’il avait un peu honte…

J’ai garé la voiture de l’autre côté du nouveau pont qui enjambe la rivière, près du flanc de la montagne, un peu à l’écart du village. Il y a là un remblai qui descend jusque sur la berge. On a sorti le sac du coffre et une pelle. Luis a voulu que j’ouvre la bourse pour voir sa chienne une dernière fois. C’était une boule de poils gris-beige d’une maigreur effrayante. Elle paraissait dormir. Luis a passé sa main dans le pelage de l’animal pour une dernière caresse, et puis on a refermé le sac. Il s’est mis à creuser. La terre était meuble, ça n’a pas pris beaucoup de temps. Debout sur le bord de la route, je le regardais s’agiter deux mètres en contrebas. La nuit tombait. Une brume pénétrante noyait le paysage. J’ai pensé que c’était une atmosphère idéale pour enterrer un chien. En bas, Luis, essoufflé, crachait de gros paquets de buée. Je l’ai rejoint. Il a déposé le sac au fond du trou et puis très vite, il l’a rebouché.

On est remontés sur la route, et on est restés un moment silencieux. Je le sentais au bord des larmes, je ne savais pas quoi dire, j’ai juste détourné le regard… C’est Luis qui a rompu le silence en disant :
« voilà, maintenant, qu’elle nous attende très longtemps. »
J’ai hoché la tête. On a regagné la voiture et j’ai repris le chemin de la maison à travers les rues calmes, dans le froid de la nuit.

                                                                     
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Je voudrais vous dire…

Je voudrais vous dire…
Parfois, quand la pluie barbouille la gueule de ce pauvre monde et que l’hiver me tricote des frissons de mélancolie, j’ai envie d’ouvrir tout grand ma fenêtre et d’appeler au secours…
Parfois, quand ma mémoire, sur l’écran de ma déprime, se met à projeter les images des fantômes de ceux qui ont quitté ma vie, j’ai envie de m’effacer du générique…
Parfois, quand la vie me fait des pied-de-nez et des bras d’honneur, j’ai envie de me soûler la gueule pour lui fermer la sienne…
Parfois, quand les mots débordent de mon âme à m’en faire mal, j’ai envie de les gerber, pour m’endormir enfin du sommeil de plomb de l’oubli…
Parfois, quand la nuit me prend dans ses bras dans le silence de ma solitude, j’ai envie de pleurer comme un enfant…
Parfois, quand je souille le papier de l’encre noire de mes peurs, j’ai envie de vous regarder dans les yeux pour y trouver ce que je cherche…

Je voudrais vous dire…
Parfois, quand je trouve le monde beau, pourquoi faut-il que j’éteigne la lumière ?



                          
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                                                             Ça ira mieux demain.




            L’eau s’est teintée lentement du rouge de mon sang. J’ai juré, comme d’habitude. Cette saleté de pub affirmait que la première lame tirait le poil et que la deuxième le coupait avant qu’il ne se rétracte en évitant toute blessure. Mon oeil ! ça change rien : une vraie boucherie… je vais finir par me laisser pousser la barbe. D’un côté ça m’embête, avec la barbe j’ai une vraie gueule de terroriste. De toute façon, ma gueule…
J’ai quand même mis fin au carnage et j’ai cautérisé les coupures en me baffant les joues avec les mains trempées d’après-rasage. Putain, le feu !
Six heures moins le quart… Me brosse les dents et j’y vais. Lily dort encore, c’est son jour de repos. Ça change rien pour moi de toutes façons, elle dort toujours à l’heure où je pars…
Je m’observe dans le miroir du lavabo, adresse un splendide bras d’honneur à ce mec, là, en face de moi, moi… et en route ! Vais gagner ma vie. La vie… on la gagne pas, sa vie ! on la perd, jour après jour, elle s’érode, broyée lentement par la meule du temps qui vous arrache peu à peu vos illusions d’enfant. Le quotidien vous anesthésie doucement et quand on se réveille, on se découvre avec des cheveux grisonnants, des pattes d’oies aux tempes et des rêves momifiés qui se décomposent dans le grand sarcophage du passé. Le cadavre du rêve, c’est le remord. J’ai de quoi en remplir des catacombes…

            Noël approche. Ça grouille dans les rues. Le soir, les gens craquent leur fric pour la grande partouze aux cadeaux, la grande bouffe, la grande beuverie… et puis après, on va se souhaiter bonne année et on s’embrassera sous le gui. Bonne année, tu parles ! quel monde menteur ! et toutes ces illuminations ! la ville s’est maquillée comme une vieille pute pour faire la retape aux jours meilleurs. Mais les jours meilleurs se sont fait la malle depuis longtemps, ils ont lâché l’affaire, les jours meilleurs ! et l’avenir ressemble plus à un champ pourri qu’à une verte vallée ! ça fait rien : on fait comme si… tant qu’il y a de l’espoir, hein ! mais il n’y en a plus, de l’espoir ! fini ! mort, kaput l’espoir ! on va vers le Grand Couac  en dansant au bord de l’abîme en se voilant la face, en attendant d’y tomber. On se raccroche à n’importe quoi : la Providence, Dieu, à l’homme même ! de quoi mourir de rire ! de quoi mourir, tout simplement.

            Demain, devant mon lavabo, face à mon miroir, je prendrai le beau rasoir « coupe-chou » qui me vient de mon grand-père et je me trancherai la gorge. Un beau sourire d’une oreille à l’autre… tu parles ! même pas… trop lâche… je me dirai tout connement « ça ira mieux demain » et je me raserai en me saignant comme un cochon. Pauvre con !
Quand-même, faudra que j’essaie le rasoir électrique…


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                                  Une vie ? (nouvelle)





De mon enfance, je n’ai rien à redire.

J’ai grandi dans l’insouciance des gens heureux.

Les platanes de l’école maternelle.

Les autobus à plate forme.

La main de ma mère qui me promenait dans les squares de Montmartre.

Les épaules de mon père sur lesquels, juché, je découvrais sur le monde.

Ma grande sœur, que je martyrisais.

Les épinards que je refusais de manger.

Mon premier film dans un cinéma de Montrouge, un film noir et blanc avec Fernandel, j’ai oublié le titre. Ebloui.

Le premier livre en images dont je me souviens. Hans et Gretel. Terrifié.

Le directeur de l’école primaire de Fresnes, Mr Leterrier.

Hamblar, atteint de polio, que nous torturions sous le préau.

Mon oncle Pierre, retour d’Indochine, qui sursautait à la moindre pétarade de mobylette dans la rue, et qui marchait en se retournant sans cesse. J’adorais mettre mon doigt sur sa tempe quand il me prenait sur ses genoux , pour sentir l’éclat de grenade qui était resté dans sa chair. Mon héros alors.

Mon Parrain qui vivait faubourg St Denis avec Jeanne. Ils marchaient bras dessus bras dessous dans les rues en boitant, lui de sa jambe droite, elle de sa jambe gauche. C’était comme une danse…

Robert Desnos, dont il ne fallait pas parler en famille.

Mon arrière grand-mère que nous allions voir à Barbès  dans un appartement entièrement tapissé de photos découpées dans les magazines. Son Cake au raisin.

Le jour où mon père m’a dit : « tu sais, on va s’en aller vivre ailleurs, loin d’ici » -« Papa, c’est où, ton Pays Basque ? »

De mon adolescence, je n’ai rien à redire.

68, les manifs à Bayonne, la révolution en tête sans rien comprendre à ce qui se passait. Les filles. Premières amours.  Renvoi du Lycée pour violence dans l’enceinte de l’établissement et déprédation de matériel.

L’après 68, retour de manivelle. 4 Ans d’internat au fin fond du Pays Basque chez les curés. Punitions corporelles, humiliations, enfermement. Retour au  dix-neuvième siècle. Dégoût. Révolte.

L’armée. Mes longs cheveux disparus, tête rasée. L’Allemagne, sur les lieux mêmes où mon père avait combattu. Beaucoup de bière. Les putes de Landau. Les beuveries. L’armée, quoi.

L’Espagne. la fin du Franquisme. La fête. Les filles. Les copains. La vie. Et puis, un jour, dans un village des Asturies : La femme. Bing. Bang. Bing-bang.
Trois semaines et puis mariage, là-bas, sans comprendre un mot de ce que disait le curé. Le bonheur.

Tu es un homme mon fils. Tu parles !

De ma vie d’homme…


L’amour fou des premières années. La naissance des filles. Le travail. Le temps qui passe. Les premiers cheveux blancs. Les premières idées noires. Les premières trahisons.

Un jour, je suis parti de chez nous. Après avoir tenté de partir tout court. Cadavre qui marche. Et puis je suis revenu. Pour y croire encore.

Aujourd’hui, je repars. Tout cela va s’effacer d’un coup. C’est peut-être mieux.

De ce qui me reste à vivre…


Je m’en fous.




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A moi-même





Je te crache à la gueule et tu restes là, immobile, à me regarder, avec tes larmes qui me nouent la gorge.

Bouge, connard !

Je te crache à la gueule.

Je te parle et tu ne m’entends pas.

T’es rien qu’un fantôme. Je ne connais pas d’exorciste pour me délivrer de toi, mais je n’ai pas peur de te le dire les yeux dans les yeux : t’es mort !
Tu as beau me faire face, je vois bien que tu n’as plus rien de vivant. Décomposé déjà. Poussière bientôt. Un souffle et tu disparais.
Plus rien. T’es plus rien.

Je te crache à la gueule et tu te tais.

Tu me regardes.

Je te connais bien.

Je sais ce que contient ton silence. Les battements de cœur de toute une vie ne suffiraient pas à le rompre.

Je te crache à la gueule et dans l’esquisse de ton pauvre sourire je pressens l’insondable vide dans lequel tu voudrais me précipiter. Mais je ne tomberai pas dans ton piège.

Tu sais quoi ? Je veux plus chialer. Je veux plus me répandre. C’est pour ça que je te crache à la gueule. Moi, c’est dans les mains que je me crache parce que le grand Félix, il avait raison : « vivre, après tout, c’est peut-être ça : se cracher dans les mains. Tout simplement »

Et maintenant, nettoie le miroir.

Connard.

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Elle s’appelait Maryse. Elle s’appelait Arlette.

 Elles étaient amies. Amies comme on peut l’être quand une guerre mondiale fait exploser en vol tous les rêves, toute l’insouciance de deux jeunes filles de 15 ans ; Lorsque l’avenir se barre d’une ligne de feu et de fer jusqu’à le rendre incertain, illisible, angoissant… Lorsque Paris occupé sent la peur et la mort. Cette peur avec laquelle il faut apprendre à vivre. On devrait dire ces peurs, plutôt : La peur de rater le dernier métro et de devoir renter chez soi en tremblant de tomber sur une patrouille allemande, de devoir se cacher dans l’encoignure d’une porte cochère et d’attendre, terrorisée que s’éloigne et disparaisse le bruit des bottes… La peur qui vous étreint lorsque dans le hurlement sinistre des sirènes il faut dévaler en pleine nuit les escaliers, et courir, courir jusqu’à la bouche de métro qui parait si loin et attendre parfois des heures dans le sourd grondement des bombardements, avant de pouvoir retrouver la surface, avec l’angoisse de ne pas retrouver son immeuble debout… La peur, après des heures de queue chez l’épicier de le voir tirer son rideau en criant « Plus rien, à demain ! » et de rentrer à la maison tête basse, les bons d’alimentation froissés dans la main pour annoncer à la famille qu’il faudra se serrer la ceinture aujourd’hui… La peur toujours présente contre laquelle deux jeunes filles, Maryse et Arlette, n’ont que leur amitié pour se persuader que ce cauchemar finira bien par disparaitre, c’est obligé… Alors on tente d’oublier ce présent qui meurtrit sa  jeunesse en mordant dans la vie à pleines dents autant que faire se peut. On va au cinéma, on se retrouve avec les amis du lycée pour flirter dans des soirées festives clandestines en écoutant cette musique interdite que l’on découvre avec délice, le jazz venu d’Amérique, on se gorge de mots nouveaux qui sentent bon la liberté : le swing, le be-bop,

et cette envie irrépressible de liberté tient ces enfants de la guerre debout malgré toutes les restrictions, malgré la peur des rafles, malgré la faim, malgré le regard glacé de cet officier SS qui vous déshabille dans une file d’attente où à la sortie des cours… Malgré la guerre…

 

Maryse et Arlette. Arlette et Maryse. Inséparables. Chacune s’est intégrée à la famille de l’autre. On va passer la soirée et dormir chez Maryse, on fera de même dans quelques jours chez Arlette. On se dit tout, on se moque des garçons, mais pas de Jacques ni de Michel, ils sont beaux ! Mais un peu bêtes quand-même ! On a des fou-rires, on se confie des secrets de jeunes filles en fleur. On restera amies à la vie à la mort, ça ne peut pas être autrement.

 

Ça ne sera pas autrement…

 

Le lycée. C’est en fait le meilleur de leurs vies. C’est là que l’on retrouve les copains de classe, le plaisir, en suivant les différents cours, d’être dans une vie « normale », enfin, de faire semblant d’y croire… Parfois, il faut quitter précipitamment la salle de classe pour gagner les abris alentours quand une alerte annonce un bombardement. Il arrive même, pris par le temps, de n’avoir plus comme ultime recours que de se glisser sous les tables, dérisoires remparts pendant que les bombes pleuvent dans un fracas d’enfer, mais on est ensemble, on rit même, pour exorciser sa peur…

Maryse et Arlette vivent tout cela en ayant parfaitement conscience de la gravité des événements de ce temps mais aussi avec la légèreté de leur âge pour ne pas sombrer dans le désespoir de ne jamais connaître l’existence à laquelle elles aspirent. Ne pas perdre leur jeunesse dans les affres d’une horreur qu’elles côtoient chaque jour… Leur amitié les tient debout. Elles ne tomberont pas. Elles se le sont juré.

 

Un matin gris et brumeux de novembre, Arlette attend Maryse comme elle fait chaque jour devant la porte du lycée. C’est une tradition qu’elles ont instaurée depuis longtemps : La première arrivée attend l’autre pour gagner ensemble la salle de cours. Le temps passe. La Professeure de Français, Mme Giraut, semble attendre aussi quelqu’un, près d’Arlette. Maryse parait enfin, au bout de la rue et s’approche en agitant joyeusement la main comme elle le fait toujours. Parvenue à quelques mètres du portail, Mme Giraut, d’un geste péremptoire, les deux bras en avant comme pour la repousser, lui intime de s’arrêter. Maryse s’immobilise, étonnée, sourcils froncés, inquiète tout à coup…

« Maryse, tu ne dois pas venir en cours. La gestapo est passée chez toi ce matin peu après ton départ pour le lycée. Ils viendront te chercher ici… Il faut partir, te cacher… Je suis désolée, Maryse. Sauve-toi ! »

Mme Giraut a dit ces paroles d’une voix blanche.  Arlette, pétrifiée, fixe son amie, incapable de prononcer un mot. Tout son corps s’est mis à trembler. Maryse toujours parfaitement immobile, plonge ses yeux dans les siens. Cet échange bouleversant dure une éternité de quelques secondes, puis, brusquement, Maryse tourne les talons et, sans courir mais d’un pas vif, rebrousse chemin. Avant de tourner au coin de la rue, elle se retourne brièvement une dernière fois, lève la main pour un dernier adieu et disparait de la vie d’Arlette. A jamais.

Elle s’appelait Maryse.

 

 Maryse Bloch.

 

Arlette, c’était ma mère. Lorsque j’étais gamin, je lui demandais souvent de me raconter cette histoire, son histoire, et elle le faisait toujours avec une émotion non dissimulée et même parfois, des larmes dans les yeux…

Arlette a quitté ce monde en septembre 2023. Très vieille dame, atteinte de la maladie d’Alzeimer, elle avait tout oublié de sa vie, jusqu’à ne plus savoir qui j’étais, moi, son propre fils. Quelques jours avant sa mort, la pressentant sans doute, j’eus l’idée de lui demander l’air de rien : « Maman, te rappelles tu le nom de cette amie que tu avais, tu sais, celle dont tu m’as souvent raconté l’histoire, pendant la guerre ? J’ai son prénom sur le bout de la langue mais je n’arrive pas à le retrouver… »

Alors à ma grande stupéfaction, sans hésiter une seconde, son regard s’éclairant d’une lueur étrange, elle me répondit d’une voix assurée : « Maryse. Elle s’appelait Maryse. Maryse Bloch » Et elle me raconta son histoire que je connaissais parfaitement sans oublier le moindre détail. Et c’est moi, à la fin, qui ne pus retenir mes larmes.

Ma mère, qui avait tout oublié de sa vie, n’en avait gardé qu’un souvenir, un seul, parfaitement conservé au plus profond de sa mémoire. Celui de son amie, Maryse Bloch qui lui avait été arrachée un matin de novembre 1942 et dont elle n’avait jamais pu retrouver la trace. Disparue à jamais parce qu’elle portait, au revers de son manteau, une étoile jaune. Cette étoile ne s’est jamais éteinte dans le cœur de ma mère.

Alors, je me suis juré de mettre cette histoire par écrit et de la partager tôt ou tard. Pour que Maryse ne tombe pas dans l’oubli. En la nommant elle et en nommant son amie « à la vie à la mort »

 

Elle s’appelait Arlette.

Elle s’appelait Maryse.

Maryse Bloch.


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La liseuse.

 

 

Ce matin là, alors que je revenais de ma promenade quotidienne en suivant le chemin qui longe le fleuve  jusqu’à l’océan, j’aperçus loin devant moi une silhouette qui attira mon attention. C’était une femme vêtue d’une robe légère qui marchait d’un bon pas, d’un pas très rapide même. Elle se tenait très droite et gardait son bras gauche levé haut devant son visage serrant dans sa main gantée de rouge un livre apparemment d’assez grand format. Et elle lisait ainsi, en déroulant ses grandes enjambées et en agitant parfois son bras droit dans d’étranges et désordonnés mouvements, l’index levé dessinant  dans l’air de mystérieuses arabesques. La distance qui nous séparait diminuant rapidement, je pus la détailler plus précisément.

Elle était jeune, je dirais une trentaine légèrement passée, plutôt jolie avec de longs cheveux blonds et une peau très blanche qui lui donnait un air scandinave. Nous nous croisâmes. Je fus surpris à ce moment de l’entendre émettre des sons difficiles à définir, quelque chose comme un fredonnement entrecoupé par quelques mots murmurés dont je ne parvins pas à saisir le sens. Je me retournai discrètement et je la vis tourner une page de son livre avec un petit rire charmant. Pas un instant, depuis que je l’avais remarquée et jusqu’à ce que je la perde de vue, me retournant fréquemment sur elle, son attitude ne se modifia : Son pas rapide, son bras gauche tendu et ce livre qui semblait la captiver, le bras droit battant l’air parfois avec grâce, parfois presque brutalement. J’avais noté aussi que seule sa main gauche était gantée… Intrigué, ma première impression fut que je venais de croiser une personne probablement un peu dérangée : Peut-être ces mouvements saccadés étaient-ils le signe d’une maladie nerveuse ? En tout cas, ça devait être crevant de porter ce livre à bout de bras ! Livre dont j’avais remarqué qu’il était recouvert d’une jaquette protectrice verte sans aucune inscription ou titre…

Cette histoire aurait pu s’arrêter là. Une rencontre bizarre, un peu surréaliste, de celles que l’on raconte en souriant à la fin d’un bon repas entre amis. Et puis voilà, rien de plus. La vie reprend son cours avec sa routine et sa normalité. Le souvenir de cette scène s’estompe et finit par disparaitre. Pourtant, non, cela ne s’est pas passé comme ça.

Reprenant ma balade quotidienne, rien de notable ne se passa durant deux jours, mais le troisième, La jolie femme au livre refit son apparition. Je la croisai à nouveau. Même robe légère, même pas rapide, même position, même livre, mêmes murmures et petits rires…

Ainsi, tous les mardis, jeudis et samedis, je la trouvai sur mon chemin, soit en la croisant, soit suivant le même sens que moi, me précédant ou me suivant, immuable dans son attitude. Elle avait l’habitude, une fois arrivée à l’embouchure du fleuve de s’attabler à la terrasse d’une guinguette et de boire un verre de vin blanc en contemplant la mer. Je fis de même, bien-sûr, pour l’observer. Elle posait son livre devant elle, ôtait son gant, sortait de son sac qu’elle portait en bandoulière un paquet de Besson and Hedges et en sortait une cigarette qu’elle fumait paresseusement, perdue dans ses pensées ou ses rêves…

A quelques tables d’elle, je me sentais un peu honteux d’épier ainsi cette jeune femme. Mais la curiosité qui m’animait n’avait rien de pervers ou malveillant. Ce personnage était auréolé d’un mystère et je me creusais en vain la tête pour savoir comment l’aborder, car telle était bien mon intention…

L’occasion se présenta un samedi alors que l’ayant suivie et m’approchant de la guinguette où elle s’était installée, je la vis se lever et quitter sa table, visiblement pour aller aux toilettes. Sans vraiment réfléchir, profitant de son absence momentanée, faisant mine de trébucher, je renversai son verre de vin qui se brisa sur le sol de ciment. Le garçon s’approcha pour nettoyer les dégâts pendant que, prenant un air désolé je lui dis que je paierai bien-sûr la consommation perdue et de me servir la même chose à la table d’à côté. La jeune femme reparut juste au moment où le garçon apportait nos consommations. Il expliqua en deux mots ce qui venait de se passer et elle se rassit en m’adressant un beau sourire en matière de remerciement.

Nos deux tables étaient très proches l’une de l’autre et, prenant une profonde inspiration,  je me lançais : « Je vous prie de m’excuser pour ma maladresse, mademoiselle… » Elle sourit à nouveau. Je repris : « Vous allez sans doute me trouver indiscret, mais je vous prie de croire que ma curiosité n’est motivée par aucune pensée malsaine… »

Elle avait levé la tête et me dévisageait sans paraitre inquiète, puis haussa les sourcils comme pour m’inviter à poursuivre…

« Mademoiselle, j’ai coutume de me promener quotidiennement en suivant le cours du fleuve jusqu’à son embouchure et de prendre un verre ici avant de prendre le chemin du retour, comme vous il me semble. Il se trouve qu’à plusieurs reprises je vous ai aperçue sur mon trajet et je ne vous ai pas vue autrement que marchant en tenant à bout de bras ce livre qui est là, sur votre table, et dont vous scandiez la lecture de petites exclamations et rires en agitant mystérieusement votre main libre, un peu comme si vous écriviez dans l’air… Et c’est la curiosité que m’inspire votre attitude qui m’amène à vous abordez aujourd’hui en espérant ne pas vous choquer… »

Elle me considéra un long moment, le visage éclairé par un certain sourire* dans lequel je crus lire une bienveillance un peu lasse, puis détourna son regard vers le soleil qui se couchait sur l’océan. Elle semblait fascinée par la vue magnifique de l’horizon flamboyant et des merveilleux nuages* traversés par des rayons d’or. Sans quitter ce spectacle des yeux, elle ouvrit d’une main nonchalante le grand livre à la couverture anonyme sur la page de garde.

Tout en haut, écrit au crayon : Françoise Q*. et plus bas, imprimé en lettres gothiques :

 

Symphonie n°3, Opus 90.

 

Son regard toujours perdu dans le lointain, jouant distraitement de sa main droite avec le gant rouge qu’elle chiffonnait entre ses doigts, Françoise (car tel était son prénom sans doute) articula d’une voix douce : « Aimez-vous Brahms* ? »

Je compris que cette question n’attendait pas de réponse. Alors, mon cœur battant la chamade*, j’ouvris le livre au hasard et toutes mes questions trouvèrent réponse. Un fouillis de signes incompréhensibles, pour le profane que je suis, couvrait le papier : Des milliers de notes noires, blanches, croches, arpèges… Une partition ! Brahms ! L’attitude étrange de la dame, son bras droit qui battait la mesure, ses petites exclamations devant la beauté de telle ou telle envolée, c’était donc cela : Elle déchiffrait la musique et, littéralement, l’entendait !

 

Je m’inclinai pour la saluer. Alors, seulement, elle posa à nouveau ses yeux sur moi et me sourit : « Je rentre à Paris demain », dit-elle. « Peut-être », répondis-je « aurons-nous l’occasion de nous revoir un de ces jours prochains ? »

« Pourquoi pas », murmura-t-elle, « dans un mois, dans un an*… Qui sait ?»

 

Les années ont passé. Je suis resté fidèle à ma promenade quotidienne, mais je n’ai jamais revu ma mystérieuse mélomane. Alors, parfois, quand je rentre, je m’installe dans mon fauteuil, j’écoute la symphonie n° 3 Opus 90 de Brahms et je pense à Françoise…Son gant*… Son sourire… Françoise dont la vie a frôlé la mienne, Françoise dont je ne sais rien  et qui, je ne sais pourquoi, restera l’éternelle inconnue de l’équation irrésolue de ma vie, Françoise, qui ne m’aura laissé en souvenir, étrangement, que des bleus à l’âme*…

 

*Voir doc joint : « La liseuse, explications… »


              

      La liseuse, explications.

J’ai voulu m’amuser à écrire un texte à partir d’un fait réel (cette rencontre à plusieurs reprises d’une jeune femme qui marchait en lisant et gesticulant) tout en rendant hommage à Françoise Sagan en utilisant les titres de certains de ses ouvrages et le gant pour jouer avec son nom d’artiste…

 

Clés de lecture pour « La liseuse »

 « Un certain sourire », « Les merveilleux nuages », « Aimez-vous Brahms », La chamade », « Dans un mois, dans un an » « Des bleus à l’âme »… sont des titres de livres de Françoise Sagan. De son vrai nom : Françoise Q… Q pour Quoirez. Ajoutez à ça un mauvais jeu de mot : « « Françoise, son gant… (Pour Sagan). 


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Disparition.


C’était il y a longtemps. Avant les téléphones portables, avant l’internet, avant les réseaux sociaux, avant ces peurs qui nous prennent à la gorge aujourd’hui, dans notre belle société connectée aux malheurs des temps modernes, le changement climatique, les guerres qui ne devaient plus jamais être, les intégrismes religieux, le terrorisme aveugle, les pandémies et les pains de mie contaminés…

Enfin voilà, cette histoire a commencé dans un autre siècle. On sortait d’une année incroyable aux allures de révolution. La Liberté était à l’ordre du jour et il était interdit d’interdire. La jeunesse tenait le haut du pavé et croyait dur comme fer à des lendemains qui chanteraient, c’était sûr, dans un monde où le bonheur serait à portée de rêve…

Oui, on y croyait, même si ce beau mois de mai 68 s’était achevé dans la désillusion et le désenchantement avec le retour à la « raison » qui allait conduire aux folies que nous vivons aujourd’hui… On y croyait parce que l’avenir nous appartenait, du moins c’est ce que l’on nous laissait penser. Nous n’avions pas encore vingt ans et l’éternité devant nous.

Nous étions naïfs, insouciants, libres, exubérants. L’amour allait supplanter toutes les guerres. Nous étions tous frères. Heureux…

Nous étions une petite bande d’amis. Il y avait Jean-Michel, Marie-Hélène, Robert, Maryline, Nicole, Yves, José et moi, Philippe. Nous vivions à Biarritz, Anglet ou Bayonne.

Nous nous connaissions depuis toujours, avions grandi ensemble et si, l’adolescence venue, nos études nous avaient éloignés les uns des autres, nous nous retrouvions sans faillir à toutes les vacances…

Cette année-là, donc, la bande s’était retrouvée au complet et vivait joyeusement l’été. La plage, les bals (que nous préférions aux discothèques), les virées nocturnes à Irun ou à San Sebastian, les soirées passées chez l’un ou chez l’autre à rire, flirter ou refaire le monde… Oui, la vie était belle… Les fêtes de Bayonne approchaient, point d’orgue de l’été. Nous les attendions avec impatience. Nous ignorions qu’elles seraient les dernières que nous vivrions ensemble…

La date tant attendue du jeudi 1er août, ouverture des fêtes trouva donc notre petite bande au complet et vêtue de la traditionnelle tenue « bleu de travail », « cinta » rouge et gourde basque

2

appelée zahato en bandoulière (à cette époque, le « dress-code » immuable rouge et blanc inspiré des fêtes de Pampelune n’existait pas encore). Si l’un de nous se perdait, nous devions le retrouver au bout du pont Pannecau, rive gauche de la Nive dès que son absence serait constatée.

Les deux premiers jours furent à la hauteur de nos attentes : nous déambulions dans les rues bondées et bruyantes dans l’exubérance joyeuse d’une foule avide d’amour et de liberté. Partout, les bandas enrubannaient la ville de leurs musiques entrainantes et la rumeur entêtante de la ruche humaine des festayres occupait tout l’espace, bruit de fond continu jusqu’à devenir familier, familier jusqu’à ne plus l’entendre… le soir, l’atmosphère changeait peu à peu à mesure qu’avançait la nuit : Les familles quittaient la scène, les « vieux » (de l’âge de nos parents…) rentraient sagement chez eux et la ville appartenait enfin toute entière à la jeunesse. Alors, jusque tard dans la nuit, la fête atteignait son paroxysme, et ça n’est qu’au petit matin que la fatigue et l’ivresse nous tombaient sur les épaules et nous nous écroulions entre les buissons d’un jardin public pour quelques heures d’un sommeil de plomb. Puis, nous rentrions chez l’un ou chez l’autre pour nous doucher et nous changer, et après un petit déjeuner réparateur, nous repartions bras dessus, bras dessous, prêts à vivre encore une folle journée.

Ce samedi, troisième jour des fêtes, tout se déroula parfaitement jusqu’au soir. Notre petite bande jouait sa partition habituelle, arpentant gaiement les rues de Bayonne, entres chants, rires et blagues idiotes… À minuit, ayant écumé la rue d’Espagne, nous décidâmes de rejoindre le « petit Bayonne » en empruntant la rue Poissonnerie qui descend jusqu’à la Nive. La rue était saturée de festayres, il semblait impossible de pouvoir se glisser dans cette masse humaine énorme. Mais il nous en aurait fallu bien plus pour nous arrêter ! José donna le signal en criant : « Qui m’aime me suive ! » et prenant plusieurs mètres d’avance sur le reste de la bande, il se jeta dans la mêlée. Il ne marchait plus, il était littéralement emporté par la foule « flottant » de droite et de gauche comme un bouchon de liège dans l’océan… Nous nous laissâmes happer à notre tour par ce flux, courant impossible à maîtriser tâchant de ne pas nous séparer. José s’éloignait de plus en plus. Une vingtaine de mètres nous séparaient de lui. Toujours prisonnier de la multitude, nous le vîmes se retourner avant d’atteindre l’angle de la rue de la Salie et de disparaitre. Il y avait dans son regard comme une inquiétude… Si nous avions été plus attentifs, sans doute aurions-nous perçu dans ses yeux quelque chose qui ressemblait à de la panique…

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Nous l’avons attendu au bout du pont Pannecau. Jusque tard dans la nuit. En vain. A l’aube, étonnés, vaguement inquiets, nous nous sommes séparés en nous donnant rendez-vous chez moi le lendemain. Toujours aucune nouvelle. Il n’était pas chez lui. Nous avons envisagé toutes les possibilités. Mais aucune ne correspondait au caractère de notre ami. Une fuite délibérée ? Pour échapper à quoi ? A qui ? Nous connaissions José par coeur : Il n’était pas du genre à abandonner ses amis et sa famille qu’il adorait, pour quelque raison que ce soit… Il était quelqu’un de sain, sans histoires, ne trempait dans aucune combine foireuse, ne vivait pas de grande histoire d’amour qui aurait pu le perturber ou le mener à des extrémités dramatiques comme un suicide ou le choix d’une disparition volontaire, nous en étions certains…

Nous sommes allés chez ses parents qui atterrés, se rongeaient les sangs, ne comprenant pas plus que nous ce qui avait bien pu advenir. La police avait lancé un avis de disparition inquiétante après avoir auditionné chacun de nous. Et puis le temps a passé… Le voile de ce mystère incroyable ne s’est jamais levé. José s’était volatilisé.

Nous ne l’avons jamais revu.

Que s’était-il passé rue de la Salie, après qu’il eût été entrainé par la marée humaine et qu’il nous eût jeté ce regard de naufragé avant de disparaitre de nos vues et de nos vies ?

Comment est-t-il possible d’être ainsi « effacé » du monde sans qu’aucune explication plausible ne vienne apporter la moindre réponse ? Nous ne le saurons jamais.

Nos chemins peu à peu se sont séparés. Les membres de notre petite bande se sont dispersés aux quatre coins du pays, pour certains à l’étranger. Les contacts se sont raréfiés, puis ont fini par s’éteindre complètement… La vie nous a éloigné les uns des autres, chacun gardant certainement à l’esprit le trouble indicible de cette absence inexpliquée.

2018. Cinquante ans se sont écoulés. Les fêtes de Bayonne se déroulent cette année du mercredi 25 au dimanche 29 juillet. J’ai décidé, le samedi soir, après un demi-siècle, d’aller retrouver, peut-être, les fantômes de mon passé dans les rues de la ville envahie par une marée humaine enthousiaste. Je ne le fais pas en tant que « festayre ». Vêtu d’un Jean gris et d’un polo blanc, je suis plutôt un pèlerin nostalgique perdu dans un temps qui n’est plus le sien. Pourtant, je retrouve dans cette jeunesse débordant d’allégresse et d’extravagances tout ce qui

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faisait la nôtre, il y a si longtemps… La même folie, la même insouciance, le même besoin d’être ensemble pendant ces quelques jours de joyeuse folie. Sans même m’en rendre compte, j’emprunte la rue d’Espagne, et commence a descendre la rue Poissonnerie. La même foule m’emporte comme il y a cinquante ans… Mon coeur se met à battre fort. A mi-rue, je ne sais pourquoi, j’éprouve le besoin de me retourner à plusieurs reprises… Je cherche quelque chose. Je ne sais pas quoi. Ou je le sais trop bien…

A l’approche de la rue de la Salie, mon regard se porte vers l’endroit précis où nous avons vu notre ami disparaitre à nos yeux pour toujours. J’entends une voix retentir dans la cohue. Elle crie un prénom. Je crois rêver. Non, je l’entends à nouveau et ma raison vacille. Une main se pose sur mon épaule. Je me retourne.

- « José ? Tu es José, n’est-ce-pas ? »

L’homme qui a prononcé ces mots doit avoir à peu près mon âge. Nous demeurons un moment face à face, luttant contre le courant de la foule qui descend vers la Nive. Son visage me semble familier et pourtant, je suis sûr de ne pas le connaitre. Avec un sourire timide, le regard éclairé d’une interrogation incertaine, il reprend : « Tu es bien José ? ».

Alors, tout se met à tourner, comme si j’étais ivre, moi qui n’ai pas bu une goutte d’alcool !

Tout se mélange dans ma tête, les gens en farandole, la musique, les chants, les lumières, je vais tomber… Je tombe. Une paire de bras vigoureux me relèvent. Un grand gaillard hilare me maintient debout en riant : « Alors papi ! On n’a plus vingt ans hein ! Ça va aller ? » Je bredouille un vague merci et il disparait de ma vue. Mon regard se porte vers le coin de la rue où débouche la rue de la Salie juste le temps d’apercevoir la silhouette de l’homme qui m’a abordé, étrangement vêtu d’un « bleu de travail », cinta rouge et gourde « zahato » en bandoulière, tenue des fêtes d’antan jurant bizarrement dans l’univers rouge et blanc de celles d’aujourd’hui… Je joue des coudes, me frayant tant bien que mal et aussi vite que je peux un passage dans cette multitude, je veux rattraper à tout prix l’inconnu qui se fond et s’efface doucement de ma vue…

Je l’ai cherché longtemps. En vain. Au petit matin, je me suis retrouvé au bout du pont Pannecau, rive gauche de la Nive. Je me suis appuyé au parapet et, les deux mains dans la face, j’ai pleuré, pleuré, pleuré…


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                 En sont pas revenus…

 

On leur avait pourtant dit de pas y aller. Pas voulu nous écouter. Trop vieux, trop cons, On était, qu’ils disaient. Et puis, qu’est-ce qu’on savait de plus qu’eux, hein ? Alors, ils y sont allés. Nous, on a compris que ça servirait à rien d’insister. Au contraire. On les a laissé partir. On savait qu’on les reverrait pas.

C’est toujours comme ça : Y en a toujours des plus malins que les autres. On peut rien y faire. Y a des frontières qu’il faut pas franchir, ça non, nous on le sait, mais quand on le dit aux abrutis qui veulent faire leurs kékés, ça rate pas, ils se foutent de nous et voilà, il arrive ce qui devait arriver. Ils y vont quand même et ils en reviennent pas. Comme ceux-là.

Si c’est pas malheureux ! Jeunes qu’y-z-étaient, quoi, dans les vingt, vingt-cinq… La vie devant eux. Et la fille… Elle était bien jolie. « Etait » parce que maintenant… Les deux mecs étaient pas mal non plus, genre athlétiques. Elle devait être avec un des deux, mais comment savoir : les deux lui tenaient une main. Peut-être qu’elle se tapait les deux. Allez savoir… Quelle époque… Enfin, en tout cas, elle était vraiment mignonne…

 

Les flics ont pas tardé, comme à chaque fois, c’est triste à dire mais ils ont l’habitude maintenant. Comme nous. Ils nous ont posé les questions qu’ils nous posent à chaque fois :

-« Vous leur avez dit qu’il fallait pas y aller ? ».

-« Ben oui, comme toujours »

-« Et ? »

-« Ben rien, ça les a fait marrer. Ils ont dit que c’étaient des conneries qu’on racontait »

-« Vous êtes sûrs qu’il ont franchi la ligne ? »

-« C’est obligé : Par là, ça ne mène nulle part ailleurs… »

Les deux flics ont hoché la tête en silence. Le sergent à repris :

-«Ça en fait combien avec ceux là ? » L’autre a répondu :

-« J’sais pas trop… Je compte plus, mais ça commence à  faire beaucoup... »

A ce moment là, on a entendu une sirène et dans un nuage de poussière une autre bagnole de la police a fait irruption au bout du chemin et s’est arrêtée à notre hauteur. Quatre autres flics dont un en civil en sont descendus. Ceux-là, on les connaissait pas, jamais vu dans le coin.

Le sergent et l’autre les ont salués. Ils n’ont même pas répondu, simplement le civil a sorti son insigne. Il avait pas l’air commode et nos deux flics n’en menaient pas large.

-« Unité spéciale. Sergent, nous sommes chargés de l’enquête à partir de maintenant. Vous avez été infoutus de résoudre ce putain de problème de disparitions. Ça tousse très fort en très haut lieu. Vous êtes relevés de l’enquête. 

-« Euh… quelle enquête ? »

-« Mon capitaine ! »

-« Pardon, quelle enquête, mon capitaine ? »

-« Comment ça « quelle enquête ? » « Vous vous foutez de moi ? »

-« Non mon Capitaine, y a pas d’enquête. Tout le monde sait qu’il faut pas passer la ligne, ici. On leur dit à chaque fois… Après…

-« Après, quoi ??? »

-« Ben après, c’est trop tard, y a rien à faire ». « Mon capitaine… »

-« Il y a toujours quelque chose à faire, sergent. En tous cas pas rester les bras croisés. C’est pas comme ça que vous allez les retrouver ! »

-« Vous proposez quoi, mon capitaine ? »

-« Y aller. »

-« Aller où ? »

-« Là-bas, bougre de crétin !!! » Il désignait le chemin qui menait à la ligne.

-« Mais mon capitaine, c’est complètement déb… C’est de la folie ! La dernière chose à faire ! »

-« Ça c’est vous qui le dites. Si vous avez une meilleure idée, je suis preneur mais j’en doute. Depuis le début de cette affaire, non, de CES affaires, qu’est-ce-que vous avez fait ? Rien ! Zéro ! C’est pour ça qu’on est là, nous, Unité Spéciale, pour faire le boulot que vous ne faites pas ! »

-« Mais mon capitaine, y a rien à faire d’autre que ce qu’on a fait, c'est-à-dire appliquer les directives de la Haute Autorité : avertir les gens, les mettre en garde, les dissuader d’aller franchir cette putain de ligne , les prévenir que personne n’en est jamais revenu, mais la nature humaine est ainsi faite, ils se croient toujours plus forts que les autres, un peu comme vous, sauf votre respect, et ils finissent toujours par y aller, et ils n’en reviennent pas. Jamais. Ces messieurs que vous voyez là, ils sont là tout le temps, ils vivent au plus près de la ligne, ils peuvent même la voir depuis la maison de l’un d’entre eux. Ils mettent en garde les rigolos qui se prennent pour Indiana Jones, mais rien n’y fait. On les écoute pas plus qu’à nous. Si vous décidez de franchir vous aussi la ligne, vous n’en reviendrez pas non plus toute Unité Spéciale que vous êtes et vous pourrez pas dire qu’on vous aura pas prévenus. En tout cas, nous, pas question qu’on vous accompagne… »

-« Je ne comptais pas vous le demandez, sergent. Je vous laisse à votre routine et à votre inefficacité. Et pour votre avancement, vous pourrez vous brosser ! »

 

Le sergent n’a rien répondu. Nous on regardait tout ça, c’était plutôt marrant. Les mecs de l’Unité Spéciale sont retournés à leur voiture et se sont équipés : Gilets pare-balles, casques avec caméra, renforts aux épaules, bras, genoux, fusils à lunette, même des grenades qu’ils avaient à leur ceinture, des vrais Robocop ! Et ils ont pris le chemin qui mène à la ligne…

Le sergent a gueulé :

-« Mon Capitaine, Vous voulez qu’on prévienne qui, en cas… enfin vous voyez… »

Le capitaine s’est retourné, a haussé les épaules et a repris sa marche avec ses trois hommes. A une centaine de mètre, le chemin tourne, et on ne les a plus vus.

Le sergent nous a regardés, l’air fatigué.

-« On a fait ce qu’on a pu… »

-« Pour sûr », qu’on a répondu. « Encore quatre qu’on reverra pas… »

Il a continué :

-« C’était vraiment un gros con ce capitaine… S’il savait ce que je m’en fous de mon avancement ! C’est lui qui est bien avancé tiens, maintenant ! »

Ça nous a fait rire. Du coup, les deux flics se sont mis à rire, eux aussi.

Avant de partir, ils nous ont demandés si on était d’accord pour témoigner. On a répondu que « oui, bien sûr, comme d’habitude ».

 

Et puis voilà, on est restés là un moment sans parler, assis sur le tronc du chêne abattu par la tempête de l’an dernier. J’ai dit :

-« Faudra quand-même leur dire un jour, pour la ligne, hein Tom, tu crois pas ? »

-« Pour sûr ! » qu’il a dit. « Ils en reviendront pas !!! »

Et on est repartis à rire…

 


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Nom de Vieux : Je suis Dieu ! Où le contraire… Oui, plutôt le contraire. Vieux. J’aurais jamais cru. Jusqu’à présent, l’âge, mon âge, je m’en foutais, mais là, aujourd’hui… De me dire que dans un an j’en aurai soixante-dix… Soixante dix ! Combien il m’en reste ? Je pense à la chanson de Reggiani, « le temps qui reste » et c’est ça : J’en suis là, à me demander le temps qui me reste. Je n’ai pas le droit de me plaindre : Je suis en bonne santé, Ceux que j’aime sont là, tout près de moi, mes filles, mes gendres, mes petits enfants et ma femme, mon  petit toro Espagnol...

 

Des amis de ma jeunesse, plusieurs sont déjà partis au pays des souvenirs. Je ne les oublie pas. Je leur parle parfois, quand la vie me fait des pieds de nez ou des bras d’honneur et ça me fait du bien de les savoir là, me souriant, assis au bord de ma mémoire comme au bord d’un quai devant l’océan…

 

Quand je me retourne sur ma vie, je vois des images, comme des extraits de film, un kaléidoscope un peu brouillon où se mêlent les époques, les dates, les visages, les lieux… Une vie banale en somme, avec ses bonheurs, ses malheurs, ses réussites et ses échecs, ses petites lâchetés et ses grands remords… Avec ce qu’il faut de lucidité pour ne pas l’enjoliver et assez de  courage pour ne pas la renier. J’ai titubé pas mal au long du chemin de ma vie. Pas à cause de l’alcool, non, à cause de l’ivresse des illusions perdues et des espoirs trahis par la Raison à laquelle, toujours on vous ramène quand vous aspirez à la folie d’être vous-même…

 

Mais c’est vrai, je ne peux pas me plaindre : J’ai bien vécu. Et je me dis que maintenant que je me rapproche de l’horizon au point de ressentir le grand vide qui suivra le grand saut, il me faut goûter chaque jour avec délectation. Me délester de tout le fatras inutile que l’on amasse au fil des jours durant toute notre existence, ne plus être en quête que de l’essentiel pour ne rien perdre de ce fameux temps qui me reste. Passé un certain âge, on ne vit plus qu’en sursis. J’en suis là. Un jour prochain, je ne sais pas quand, la camarde m’éveillera au dernier de mes matins en murmurant : « C’est aujourd’hui »… Alors, il faudra que je sois prêt. C'est-à-dire auréolé du dénuement absolu qui ouvre les portes de l’Infini, avec pour seul bagage mon esprit débarrassé de toutes les scories inutiles qu’une longue vie oblige à vous charger à coups d’envies futiles, d’ambitions minuscules, de ressentiments injustifiés… Se présenter purifié de soi-même devant le Néant, nu comme au jour de ma naissance, et n’être plus habité que par vous que j’ai tant aimés, mes amis, ma famille, mes fantômes, et toi, toi mon Amour dont le prénom sera le dernier mot que je prononcerai. Alors je pourrai partir pour le grand Nulle-Part, heureux de savoir que je serai toujours là pour ceux qui m’aimaient, leur souriant, assis au bord de leur mémoire comme au bord d’un quai devant l’océan…

 

Point de tristesse dans tout cela : Simplement voir les choses en face. Pour le reste (qui me reste à vivre, donc), pas de sanctification possible : Je continuerai à être moi-même, avec mon yin et mon yang, avec ma voracité d’être et d’aimer, avec mon humour trash et nul qui plait tant à mes filles, avec ma poésie en bandoulière pour supporter l’insupportable, avec mon regard d’enfant naïf qui ne m’a jamais quitté devant la beauté de cette planète, avec ma chance d’être entouré d’amis formidables qui m’acceptent comme je suis et avec les miroirs devant lesquels je passe en me délectant de faire un bras d’honneur à ce vieux gamin qui n’en finira jamais de ne rien comprendre à ce putain de monde, et à cette vie. Et qui les aime.


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La pudeur, je l’éventre peu à peu au fil de mes écrits. Me livrer ne me délivre pas de moi-même. C’est que je ne sais pas écrire sans puiser dans mon vécu. Je peux habiller la vérité avec les  oripeaux d’un romanesque approximatif, je peux aussi lui tordre le cou pour tenter de l’empêcher de surgir au détour d’un poème ou même d’une simple  phrase, mais c’est peine perdue : Elle finit toujours par me trahir en éclaboussant la page blanche de ses évidences parfois crues et brutales. Je me fais toujours avoir. Je me dis que cela peut être mal perçu par ceux qui me font l’honneur de me lire, qu’ils doivent penser que je suis un monstre d’égotisme et d’égocentrisme. Je ne suis pas cela. Mais le fait est là : Une fois achevés, la plupart du temps, mes textes me sautent à la gorge et j’ai l’impression de les découvrir avec toujours ce sentiment  étrange qu’ils m’ont été dictés par mon inconscient. Je veux dire que je ne pense pas ce que j’écris. Ça sort de moi à gros bouillons, comme  un courant dans lequel je me laisse emporter. Quand j’en ai terminé d’écrire, je regagne péniblement le rivage de la lucidité, comme un naufragé qui s’échoue sur une plage, un peu groggy, pas vraiment sain et sauf, mais vivant, vivant de tout le poids de ses douleurs et de ses peurs. De ses folies aussi…

Alors voilà, je me dis qu’il  me faudrait apprendre à imaginer, à construire des histoires. A me dissocier de moi-même et des mots que j’écris. D’autres le font très bien. Je les envie. Mais à chaque fois que je m’y essaie, c’est un échec. Les mots ne me viennent pas, j’écrivaillonne péniblement en langue tirant comme un élève planchant sur sa dissertation  en pensant à autre chose. Et ça ne manque pas : Très vite, je prends la tangente sans même m’en rendre compte et je retombe dans les bras de mes fantômes, dans mes ténèbres, dans mes hontes, dans mes remords, dans mes joies aussi, dans mes bonheurs, mais oui ! Et alors, comment l’expliquer ? Je m’y sens chez moi. C’est mon monde, parfois cruel et sombre, parfois plein de lumière, celle qui ne se fait que sur les tombes, sans doute, mais c’est mon monde…
De tout ce que j’écris, je garde très peu. Périodiquement, je trie, j’éradique, je déchire, je supprime avec fébrilité. Je conserve aussi des textes que je ne montrerai jamais à personne. Ceux que je destine à mon après-vie. Que ma femme, mes filles pourront lire quand je ne serai plus qu’un souvenir de mari, de papa, pour qu’elles découvrent quelqu’un d’autre, quelqu’un qu’elles ne soupçonnaient peut-être pas. Qu’elles avaient pressenti, peut-être, vaguement, au détour d’un sourire où dans l’éclat d’un regard, et je veux croire que ce que leur donnerai à voir de ce quelqu’un d’autre les étonnera. Et qu’elles aimeront cette autre partie de moi autant que celle qu’elles connaissaient. Leur amour sera ainsi total, comme le mien pour elles.

« Je est un autre » disait Rimbaud. Je comprends parfaitement ce qu’il voulait dire. Je ne connais de moi que ce que j’ignore de mon alter ego. Et vice versa. Je me sais capable de verser dans le n’importe quoi de l’ivresse d’être ou de demeurer prostré dans une sorte de catalepsie proche de l’abrutissement, statufié, insensible à ce qui m’entoure, comateux, sourd et muet au chant des sirènes que je prends pour des murènes, ligoté au mât de ma désespérance chronique. Et je ne reprends vie que par la grâce de cette envie d’écrire qui finit toujours par reprendre possession de moi, cette envie d’écrire qui me tient debout, avec ce qui me reste de ma dignité d’homme. Je sais que je ne suis pas plus mauvais qu’un autre. Mais je sais aussi que je ne suis pas meilleur. Je n’aime pas cette humanité, mais j’en fais partie jusque dans ce qu’elle a de pire. C’est une malédiction dont je sais que je ne pourrais jamais me libérer. L’image que je donne a voir, ça n’est pas moi, et je sais qu’il en est de même de mes amis les plus proches. On ne se connait jamais vraiment. C’est sans doute mieux ainsi… Mais comment ne pas se poser la question : « Qui suis-je vraiment ? Celui que je sais mais que je tais ? Ou celui que je donne à voir, cet arbre acceptable qui cache la forêt de l’inavouable ? »  Je n’ai pas honte de mes hontes mais je les garde pour moi. Ou j’en parle, comme ici, sachant que je ne risque rien à le faire sauf de me faire rejeter peut-être ou moquer, ou haïr… Ce qui est peu de chose.
A ce point de mes digressions, je ne sais même plus le pourquoi de ce texte. Qu’est-ce-que j’ai voulu dire ? D’où sui-je parti et pour arriver où ? Je l’ignore. Je me suis abandonné à cette hémorragie verbale impudique sans savoir où elle me mènerait. Je n’y vais rien changer. Comme disait l’autre : Comprenne qui pourra, ou voudra. Moi, je ne peux pas. Je voudrais simplement ne pas passer pour un monstre, mais je ne suis pas certain de ne pas en être un…



 

 





 


 


                                                                    


                                                

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