Silence...
Un bout de ciel...
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De ma vie d’homme…
De ce qui me reste à vivre…
A moi-même
Elle
s’appelait Maryse. Elle s’appelait Arlette.
Elles étaient amies. Amies comme on peut
l’être quand une guerre mondiale fait exploser en vol tous les rêves, toute
l’insouciance de deux jeunes filles de 15 ans ; Lorsque l’avenir se barre
d’une ligne de feu et de fer jusqu’à le rendre incertain, illisible,
angoissant… Lorsque Paris occupé sent la peur et la mort. Cette peur avec laquelle
il faut apprendre à vivre. On devrait dire ces peurs, plutôt : La peur de
rater le dernier métro et de devoir renter chez soi en tremblant de tomber sur
une patrouille allemande, de devoir se cacher dans l’encoignure d’une porte
cochère et d’attendre, terrorisée que s’éloigne et disparaisse le bruit des
bottes… La peur qui vous étreint lorsque dans le hurlement sinistre des sirènes
il faut dévaler en pleine nuit les escaliers, et courir, courir jusqu’à la
bouche de métro qui parait si loin et attendre parfois des heures dans le sourd
grondement des bombardements, avant de pouvoir retrouver la surface, avec
l’angoisse de ne pas retrouver son immeuble debout… La peur, après des heures
de queue chez l’épicier de le voir tirer son rideau en criant « Plus rien,
à demain ! » et de rentrer à la maison tête basse, les bons
d’alimentation froissés dans la main pour annoncer à la famille qu’il faudra se
serrer la ceinture aujourd’hui… La peur toujours présente contre laquelle deux
jeunes filles, Maryse et Arlette, n’ont que leur amitié pour se persuader que
ce cauchemar finira bien par disparaitre, c’est obligé… Alors on tente d’oublier
ce présent qui meurtrit sa jeunesse en
mordant dans la vie à pleines dents autant que faire se peut. On va au cinéma,
on se retrouve avec les amis du lycée pour flirter dans des soirées festives
clandestines en écoutant cette musique interdite que l’on découvre avec délice,
le jazz venu d’Amérique, on se gorge de mots nouveaux qui sentent bon la
liberté : le swing, le be-bop,
et
cette envie irrépressible de liberté tient ces enfants de la guerre debout
malgré toutes les restrictions, malgré la peur des rafles, malgré la faim,
malgré le regard glacé de cet officier SS qui vous déshabille dans une file
d’attente où à la sortie des cours… Malgré la guerre…
Maryse
et Arlette. Arlette et Maryse. Inséparables. Chacune s’est intégrée à la
famille de l’autre. On va passer la soirée et dormir chez Maryse, on fera de
même dans quelques jours chez Arlette. On se dit tout, on se moque des garçons,
mais pas de Jacques ni de Michel, ils sont beaux ! Mais un peu bêtes
quand-même ! On a des fou-rires, on se confie des secrets de jeunes filles
en fleur. On restera amies à la vie à la mort, ça ne peut pas être autrement.
Ça
ne sera pas autrement…
Le
lycée. C’est en fait le meilleur de leurs vies. C’est là que l’on retrouve les
copains de classe, le plaisir, en suivant les différents cours, d’être dans une
vie « normale », enfin, de faire semblant d’y croire… Parfois, il
faut quitter précipitamment la salle de classe pour gagner les abris alentours
quand une alerte annonce un bombardement. Il arrive même, pris par le temps, de
n’avoir plus comme ultime recours que de se glisser sous les tables, dérisoires
remparts pendant que les bombes pleuvent dans un fracas d’enfer, mais on est
ensemble, on rit même, pour exorciser sa peur…
Maryse
et Arlette vivent tout cela en ayant parfaitement conscience de la gravité des
événements de ce temps mais aussi avec la légèreté de leur âge pour ne pas
sombrer dans le désespoir de ne jamais connaître l’existence à laquelle elles
aspirent. Ne pas perdre leur jeunesse dans les affres d’une horreur qu’elles
côtoient chaque jour… Leur amitié les tient debout. Elles ne tomberont pas.
Elles se le sont juré.
Un
matin gris et brumeux de novembre, Arlette attend Maryse comme elle fait chaque
jour devant la porte du lycée. C’est une tradition qu’elles ont instaurée
depuis longtemps : La première arrivée attend l’autre pour gagner ensemble
la salle de cours. Le temps passe. La Professeure de Français, Mme Giraut,
semble attendre aussi quelqu’un, près d’Arlette. Maryse parait enfin, au bout
de la rue et s’approche en agitant joyeusement la main comme elle le fait
toujours. Parvenue à quelques mètres du portail, Mme Giraut, d’un geste péremptoire,
les deux bras en avant comme pour la repousser, lui intime de s’arrêter. Maryse
s’immobilise, étonnée, sourcils froncés, inquiète tout à coup…
« Maryse,
tu ne dois pas venir en cours. La gestapo est passée chez toi ce matin peu
après ton départ pour le lycée. Ils viendront te chercher ici… Il faut partir,
te cacher… Je suis désolée, Maryse. Sauve-toi ! »
Mme
Giraut a dit ces paroles d’une voix blanche.
Arlette, pétrifiée, fixe son amie, incapable de prononcer un mot. Tout
son corps s’est mis à trembler. Maryse toujours parfaitement immobile, plonge
ses yeux dans les siens. Cet échange bouleversant dure une éternité de quelques
secondes, puis, brusquement, Maryse tourne les talons et, sans courir mais d’un
pas vif, rebrousse chemin. Avant de tourner au coin de la rue, elle se retourne
brièvement une dernière fois, lève la main pour un dernier adieu et disparait
de la vie d’Arlette. A jamais.
Elle
s’appelait Maryse.
Maryse Bloch.
Arlette, c’était ma mère. Lorsque
j’étais gamin, je lui demandais souvent de me raconter cette histoire, son
histoire, et elle le faisait toujours avec une émotion non dissimulée et même
parfois, des larmes dans les yeux…
Arlette a quitté ce monde en septembre 2023. Très vieille dame, atteinte de la maladie d’Alzeimer, elle avait tout
oublié de sa vie, jusqu’à ne plus savoir qui j’étais, moi, son propre fils.
Quelques jours avant sa mort, la pressentant sans doute, j’eus l’idée de lui
demander l’air de rien : « Maman, te rappelles tu le nom de cette
amie que tu avais, tu sais, celle dont tu m’as souvent raconté l’histoire,
pendant la guerre ? J’ai son prénom sur le bout de la langue mais je
n’arrive pas à le retrouver… »
Alors à ma grande stupéfaction, sans
hésiter une seconde, son regard s’éclairant d’une lueur étrange, elle me
répondit d’une voix assurée : « Maryse. Elle s’appelait Maryse.
Maryse Bloch » Et elle me raconta son histoire que je connaissais
parfaitement sans oublier le moindre détail. Et c’est moi, à la fin, qui ne pus
retenir mes larmes.
Ma mère, qui avait tout oublié de sa
vie, n’en avait gardé qu’un souvenir, un seul, parfaitement conservé au plus
profond de sa mémoire. Celui de son amie, Maryse Bloch qui lui avait été
arrachée un matin de novembre 1942 et dont elle n’avait jamais pu retrouver la
trace. Disparue à jamais parce qu’elle portait, au revers de son manteau, une
étoile jaune. Cette étoile ne s’est jamais éteinte dans le cœur de ma mère.
Alors, je me suis juré de mettre cette
histoire par écrit et de la partager tôt ou tard. Pour que Maryse ne tombe pas
dans l’oubli. En la nommant elle et en nommant son amie « à la vie à la
mort »
Elle s’appelait Arlette.
Elle s’appelait Maryse.
Maryse Bloch.
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La liseuse.
Ce matin là, alors que je revenais de ma
promenade quotidienne en suivant le chemin qui longe le fleuve jusqu’à l’océan, j’aperçus loin devant moi une
silhouette qui attira mon attention. C’était une femme vêtue d’une robe légère qui
marchait d’un bon pas, d’un pas très rapide même. Elle se tenait très droite et
gardait son bras gauche levé haut devant son visage serrant dans sa main gantée
de rouge un livre apparemment d’assez grand format. Et elle lisait ainsi, en
déroulant ses grandes enjambées et en agitant parfois son bras droit dans
d’étranges et désordonnés mouvements, l’index levé dessinant dans l’air de mystérieuses arabesques. La
distance qui nous séparait diminuant rapidement, je pus la détailler plus
précisément.
Elle était jeune, je dirais une
trentaine légèrement passée, plutôt jolie avec de longs cheveux blonds et une
peau très blanche qui lui donnait un air scandinave. Nous nous croisâmes. Je
fus surpris à ce moment de l’entendre émettre des sons difficiles à définir, quelque
chose comme un fredonnement entrecoupé par quelques mots murmurés dont je ne
parvins pas à saisir le sens. Je me retournai discrètement et je la vis tourner
une page de son livre avec un petit rire charmant. Pas un instant, depuis que
je l’avais remarquée et jusqu’à ce que je la perde de vue, me retournant
fréquemment sur elle, son attitude ne se modifia : Son pas rapide, son
bras gauche tendu et ce livre qui semblait la captiver, le bras droit battant
l’air parfois avec grâce, parfois presque brutalement. J’avais noté aussi que
seule sa main gauche était gantée… Intrigué, ma première impression fut que je
venais de croiser une personne probablement un peu dérangée : Peut-être
ces mouvements saccadés étaient-ils le signe d’une maladie nerveuse ? En tout
cas, ça devait être crevant de porter ce livre à bout de bras ! Livre dont
j’avais remarqué qu’il était recouvert d’une jaquette protectrice verte sans
aucune inscription ou titre…
Cette histoire aurait pu s’arrêter là.
Une rencontre bizarre, un peu surréaliste, de celles que l’on raconte en
souriant à la fin d’un bon repas entre amis. Et puis voilà, rien de plus. La
vie reprend son cours avec sa routine et sa normalité. Le souvenir de cette
scène s’estompe et finit par disparaitre. Pourtant, non, cela ne s’est pas
passé comme ça.
Reprenant ma balade quotidienne, rien de
notable ne se passa durant deux jours, mais le troisième, La jolie femme au
livre refit son apparition. Je la croisai à nouveau. Même robe légère, même pas
rapide, même position, même livre, mêmes murmures et petits rires…
Ainsi, tous les mardis, jeudis et samedis,
je la trouvai sur mon chemin, soit en la croisant, soit suivant le même sens
que moi, me précédant ou me suivant, immuable dans son attitude. Elle avait
l’habitude, une fois arrivée à l’embouchure du fleuve de s’attabler à la
terrasse d’une guinguette et de boire un verre de vin blanc en contemplant la
mer. Je fis de même, bien-sûr, pour l’observer. Elle posait son livre devant
elle, ôtait son gant, sortait de son sac qu’elle portait en bandoulière un
paquet de Besson and Hedges et en sortait une cigarette qu’elle fumait
paresseusement, perdue dans ses pensées ou ses rêves…
A quelques tables d’elle, je me sentais
un peu honteux d’épier ainsi cette jeune femme. Mais la curiosité qui m’animait
n’avait rien de pervers ou malveillant. Ce personnage était auréolé d’un
mystère et je me creusais en vain la tête pour savoir comment l’aborder, car
telle était bien mon intention…
L’occasion se présenta un samedi alors
que l’ayant suivie et m’approchant de la guinguette où elle s’était installée,
je la vis se lever et quitter sa table, visiblement pour aller aux toilettes.
Sans vraiment réfléchir, profitant de son absence momentanée, faisant mine de
trébucher, je renversai son verre de vin qui se brisa sur le sol de ciment. Le
garçon s’approcha pour nettoyer les dégâts pendant que, prenant un air désolé
je lui dis que je paierai bien-sûr la consommation perdue et de me servir la
même chose à la table d’à côté. La jeune femme reparut juste au moment où le
garçon apportait nos consommations. Il expliqua en deux mots ce qui venait de
se passer et elle se rassit en m’adressant un beau sourire en matière de
remerciement.
Nos deux tables étaient très proches
l’une de l’autre et, prenant une profonde inspiration, je me lançais : « Je vous prie de
m’excuser pour ma maladresse, mademoiselle… » Elle sourit à nouveau. Je
repris : « Vous allez sans doute me trouver indiscret, mais je
vous prie de croire que ma curiosité n’est motivée par aucune pensée malsaine… »
Elle avait levé la tête et me
dévisageait sans paraitre inquiète, puis haussa les sourcils comme pour
m’inviter à poursuivre…
« Mademoiselle, j’ai coutume de me
promener quotidiennement en suivant le cours du fleuve jusqu’à son embouchure
et de prendre un verre ici avant de prendre le chemin du retour, comme vous il
me semble. Il se trouve qu’à plusieurs reprises je vous ai aperçue sur mon
trajet et je ne vous ai pas vue autrement que marchant en tenant à bout de bras
ce livre qui est là, sur votre table, et dont vous scandiez la lecture de
petites exclamations et rires en agitant mystérieusement votre main libre, un
peu comme si vous écriviez dans l’air… Et c’est la curiosité que m’inspire
votre attitude qui m’amène à vous abordez aujourd’hui en espérant ne pas vous
choquer… »
Elle me considéra un long moment, le
visage éclairé par un certain sourire* dans lequel je crus lire une
bienveillance un peu lasse, puis détourna son regard vers le soleil qui se
couchait sur l’océan. Elle semblait fascinée par la vue magnifique de l’horizon
flamboyant et des merveilleux nuages* traversés par des rayons d’or. Sans
quitter ce spectacle des yeux, elle ouvrit d’une main nonchalante le grand
livre à la couverture anonyme sur la page de garde.
Tout en haut, écrit au crayon : Françoise Q*. et plus bas, imprimé en
lettres gothiques :
Symphonie n°3, Opus 90.
Son regard toujours perdu dans le
lointain, jouant distraitement de sa main droite avec le gant rouge qu’elle
chiffonnait entre ses doigts, Françoise (car tel était son prénom sans doute)
articula d’une voix douce : « Aimez-vous Brahms* ? »
Je compris que cette question
n’attendait pas de réponse. Alors, mon cœur battant la chamade*, j’ouvris le
livre au hasard et toutes mes questions trouvèrent réponse. Un fouillis de
signes incompréhensibles, pour le profane que je suis, couvrait le
papier : Des milliers de notes noires, blanches, croches, arpèges… Une
partition ! Brahms ! L’attitude étrange de la dame, son bras droit
qui battait la mesure, ses petites exclamations devant la beauté de telle ou
telle envolée, c’était donc cela : Elle déchiffrait la musique et,
littéralement, l’entendait !
Je m’inclinai pour la saluer. Alors,
seulement, elle posa à nouveau ses yeux sur moi et me sourit : « Je
rentre à Paris demain », dit-elle. « Peut-être »,
répondis-je « aurons-nous l’occasion de nous revoir un de ces jours
prochains ? »
« Pourquoi pas »,
murmura-t-elle, « dans un mois, dans un an*… Qui sait ?»
Les années ont passé. Je suis resté
fidèle à ma promenade quotidienne, mais je n’ai jamais revu ma mystérieuse
mélomane. Alors, parfois, quand je rentre, je m’installe dans mon fauteuil, j’écoute
la symphonie n° 3 Opus 90 de Brahms et je
pense à Françoise…Son gant*… Son sourire… Françoise dont la vie a frôlé la mienne,
Françoise dont je ne sais rien et qui, je
ne sais pourquoi, restera l’éternelle inconnue de l’équation irrésolue de ma
vie, Françoise, qui ne m’aura laissé en souvenir, étrangement, que des bleus à
l’âme*…
*Voir doc joint : « La liseuse, explications… »
La liseuse, explications.
J’ai voulu m’amuser à
écrire un texte à partir d’un fait réel (cette rencontre à plusieurs reprises
d’une jeune femme qui marchait en lisant et gesticulant) tout en rendant
hommage à Françoise Sagan en utilisant les titres de certains de ses ouvrages
et le gant pour jouer avec son nom d’artiste…
Clés de lecture pour « La liseuse »
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Disparition.
C’était il y a longtemps. Avant les téléphones portables, avant l’internet, avant les réseaux sociaux, avant ces peurs qui nous prennent à la gorge aujourd’hui, dans notre belle société connectée aux malheurs des temps modernes, le changement climatique, les guerres qui ne devaient plus jamais être, les intégrismes religieux, le terrorisme aveugle, les pandémies et les pains de mie contaminés…
Enfin voilà, cette histoire a commencé dans un autre siècle. On sortait d’une année incroyable aux allures de révolution. La Liberté était à l’ordre du jour et il était interdit d’interdire. La jeunesse tenait le haut du pavé et croyait dur comme fer à des lendemains qui chanteraient, c’était sûr, dans un monde où le bonheur serait à portée de rêve…
Oui, on y croyait, même si ce beau mois de mai 68 s’était achevé dans la désillusion et le désenchantement avec le retour à la « raison » qui allait conduire aux folies que nous vivons aujourd’hui… On y croyait parce que l’avenir nous appartenait, du moins c’est ce que l’on nous laissait penser. Nous n’avions pas encore vingt ans et l’éternité devant nous.
Nous étions naïfs, insouciants, libres, exubérants. L’amour allait supplanter toutes les guerres. Nous étions tous frères. Heureux…
Nous étions une petite bande d’amis. Il y avait Jean-Michel, Marie-Hélène, Robert, Maryline, Nicole, Yves, José et moi, Philippe. Nous vivions à Biarritz, Anglet ou Bayonne.
Nous nous connaissions depuis toujours, avions grandi ensemble et si, l’adolescence venue, nos études nous avaient éloignés les uns des autres, nous nous retrouvions sans faillir à toutes les vacances…
Cette année-là, donc, la bande s’était retrouvée au complet et vivait joyeusement l’été. La plage, les bals (que nous préférions aux discothèques), les virées nocturnes à Irun ou à San Sebastian, les soirées passées chez l’un ou chez l’autre à rire, flirter ou refaire le monde… Oui, la vie était belle… Les fêtes de Bayonne approchaient, point d’orgue de l’été. Nous les attendions avec impatience. Nous ignorions qu’elles seraient les dernières que nous vivrions ensemble…
La date tant attendue du jeudi 1er août, ouverture des fêtes trouva donc notre petite bande au complet et vêtue de la traditionnelle tenue « bleu de travail », « cinta » rouge et gourde basque
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appelée zahato en bandoulière (à cette époque, le « dress-code » immuable rouge et blanc inspiré des fêtes de Pampelune n’existait pas encore). Si l’un de nous se perdait, nous devions le retrouver au bout du pont Pannecau, rive gauche de la Nive dès que son absence serait constatée.
Les deux premiers jours furent à la hauteur de nos attentes : nous déambulions dans les rues bondées et bruyantes dans l’exubérance joyeuse d’une foule avide d’amour et de liberté. Partout, les bandas enrubannaient la ville de leurs musiques entrainantes et la rumeur entêtante de la ruche humaine des festayres occupait tout l’espace, bruit de fond continu jusqu’à devenir familier, familier jusqu’à ne plus l’entendre… le soir, l’atmosphère changeait peu à peu à mesure qu’avançait la nuit : Les familles quittaient la scène, les « vieux » (de l’âge de nos parents…) rentraient sagement chez eux et la ville appartenait enfin toute entière à la jeunesse. Alors, jusque tard dans la nuit, la fête atteignait son paroxysme, et ça n’est qu’au petit matin que la fatigue et l’ivresse nous tombaient sur les épaules et nous nous écroulions entre les buissons d’un jardin public pour quelques heures d’un sommeil de plomb. Puis, nous rentrions chez l’un ou chez l’autre pour nous doucher et nous changer, et après un petit déjeuner réparateur, nous repartions bras dessus, bras dessous, prêts à vivre encore une folle journée.
Ce samedi, troisième jour des fêtes, tout se déroula parfaitement jusqu’au soir. Notre petite bande jouait sa partition habituelle, arpentant gaiement les rues de Bayonne, entres chants, rires et blagues idiotes… À minuit, ayant écumé la rue d’Espagne, nous décidâmes de rejoindre le « petit Bayonne » en empruntant la rue Poissonnerie qui descend jusqu’à la Nive. La rue était saturée de festayres, il semblait impossible de pouvoir se glisser dans cette masse humaine énorme. Mais il nous en aurait fallu bien plus pour nous arrêter ! José donna le signal en criant : « Qui m’aime me suive ! » et prenant plusieurs mètres d’avance sur le reste de la bande, il se jeta dans la mêlée. Il ne marchait plus, il était littéralement emporté par la foule « flottant » de droite et de gauche comme un bouchon de liège dans l’océan… Nous nous laissâmes happer à notre tour par ce flux, courant impossible à maîtriser tâchant de ne pas nous séparer. José s’éloignait de plus en plus. Une vingtaine de mètres nous séparaient de lui. Toujours prisonnier de la multitude, nous le vîmes se retourner avant d’atteindre l’angle de la rue de la Salie et de disparaitre. Il y avait dans son regard comme une inquiétude… Si nous avions été plus attentifs, sans doute aurions-nous perçu dans ses yeux quelque chose qui ressemblait à de la panique…
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Nous l’avons attendu au bout du pont Pannecau. Jusque tard dans la nuit. En vain. A l’aube, étonnés, vaguement inquiets, nous nous sommes séparés en nous donnant rendez-vous chez moi le lendemain. Toujours aucune nouvelle. Il n’était pas chez lui. Nous avons envisagé toutes les possibilités. Mais aucune ne correspondait au caractère de notre ami. Une fuite délibérée ? Pour échapper à quoi ? A qui ? Nous connaissions José par coeur : Il n’était pas du genre à abandonner ses amis et sa famille qu’il adorait, pour quelque raison que ce soit… Il était quelqu’un de sain, sans histoires, ne trempait dans aucune combine foireuse, ne vivait pas de grande histoire d’amour qui aurait pu le perturber ou le mener à des extrémités dramatiques comme un suicide ou le choix d’une disparition volontaire, nous en étions certains…
Nous sommes allés chez ses parents qui atterrés, se rongeaient les sangs, ne comprenant pas plus que nous ce qui avait bien pu advenir. La police avait lancé un avis de disparition inquiétante après avoir auditionné chacun de nous. Et puis le temps a passé… Le voile de ce mystère incroyable ne s’est jamais levé. José s’était volatilisé.
Nous ne l’avons jamais revu.
Que s’était-il passé rue de la Salie, après qu’il eût été entrainé par la marée humaine et qu’il nous eût jeté ce regard de naufragé avant de disparaitre de nos vues et de nos vies ?
Comment est-t-il possible d’être ainsi « effacé » du monde sans qu’aucune explication plausible ne vienne apporter la moindre réponse ? Nous ne le saurons jamais.
Nos chemins peu à peu se sont séparés. Les membres de notre petite bande se sont dispersés aux quatre coins du pays, pour certains à l’étranger. Les contacts se sont raréfiés, puis ont fini par s’éteindre complètement… La vie nous a éloigné les uns des autres, chacun gardant certainement à l’esprit le trouble indicible de cette absence inexpliquée.
2018. Cinquante ans se sont écoulés. Les fêtes de Bayonne se déroulent cette année du mercredi 25 au dimanche 29 juillet. J’ai décidé, le samedi soir, après un demi-siècle, d’aller retrouver, peut-être, les fantômes de mon passé dans les rues de la ville envahie par une marée humaine enthousiaste. Je ne le fais pas en tant que « festayre ». Vêtu d’un Jean gris et d’un polo blanc, je suis plutôt un pèlerin nostalgique perdu dans un temps qui n’est plus le sien. Pourtant, je retrouve dans cette jeunesse débordant d’allégresse et d’extravagances tout ce qui
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faisait la nôtre, il y a si longtemps… La même folie, la même insouciance, le même besoin d’être ensemble pendant ces quelques jours de joyeuse folie. Sans même m’en rendre compte, j’emprunte la rue d’Espagne, et commence a descendre la rue Poissonnerie. La même foule m’emporte comme il y a cinquante ans… Mon coeur se met à battre fort. A mi-rue, je ne sais pourquoi, j’éprouve le besoin de me retourner à plusieurs reprises… Je cherche quelque chose. Je ne sais pas quoi. Ou je le sais trop bien…
A l’approche de la rue de la Salie, mon regard se porte vers l’endroit précis où nous avons vu notre ami disparaitre à nos yeux pour toujours. J’entends une voix retentir dans la cohue. Elle crie un prénom. Je crois rêver. Non, je l’entends à nouveau et ma raison vacille. Une main se pose sur mon épaule. Je me retourne.
- « José ? Tu es José, n’est-ce-pas ? »
L’homme qui a prononcé ces mots doit avoir à peu près mon âge. Nous demeurons un moment face à face, luttant contre le courant de la foule qui descend vers la Nive. Son visage me semble familier et pourtant, je suis sûr de ne pas le connaitre. Avec un sourire timide, le regard éclairé d’une interrogation incertaine, il reprend : « Tu es bien José ? ».
Alors, tout se met à tourner, comme si j’étais ivre, moi qui n’ai pas bu une goutte d’alcool !
Tout se mélange dans ma tête, les gens en farandole, la musique, les chants, les lumières, je vais tomber… Je tombe. Une paire de bras vigoureux me relèvent. Un grand gaillard hilare me maintient debout en riant : « Alors papi ! On n’a plus vingt ans hein ! Ça va aller ? » Je bredouille un vague merci et il disparait de ma vue. Mon regard se porte vers le coin de la rue où débouche la rue de la Salie juste le temps d’apercevoir la silhouette de l’homme qui m’a abordé, étrangement vêtu d’un « bleu de travail », cinta rouge et gourde « zahato » en bandoulière, tenue des fêtes d’antan jurant bizarrement dans l’univers rouge et blanc de celles d’aujourd’hui… Je joue des coudes, me frayant tant bien que mal et aussi vite que je peux un passage dans cette multitude, je veux rattraper à tout prix l’inconnu qui se fond et s’efface doucement de ma vue…
Je l’ai cherché longtemps. En vain. Au petit matin, je me suis retrouvé au bout du pont Pannecau, rive gauche de la Nive. Je me suis appuyé au parapet et, les deux mains dans la face, j’ai pleuré, pleuré, pleuré…
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En sont pas revenus…
On
leur avait pourtant dit de pas y aller. Pas voulu nous écouter. Trop vieux,
trop cons, On était, qu’ils disaient. Et puis, qu’est-ce qu’on savait de plus
qu’eux, hein ? Alors, ils y sont allés. Nous, on a compris que ça
servirait à rien d’insister. Au contraire. On les a laissé partir. On savait
qu’on les reverrait pas.
C’est
toujours comme ça : Y en a toujours des plus malins que les autres. On
peut rien y faire. Y a des frontières qu’il faut pas franchir, ça non, nous on
le sait, mais quand on le dit aux abrutis qui veulent faire leurs kékés, ça
rate pas, ils se foutent de nous et voilà, il arrive ce qui devait arriver. Ils
y vont quand même et ils en reviennent pas. Comme ceux-là.
Si
c’est pas malheureux ! Jeunes qu’y-z-étaient, quoi, dans les vingt, vingt-cinq…
La vie devant eux. Et la fille… Elle était bien jolie. « Etait »
parce que maintenant… Les deux mecs étaient pas mal non plus, genre
athlétiques. Elle devait être avec un des deux, mais comment savoir : les
deux lui tenaient une main. Peut-être qu’elle se tapait les deux. Allez savoir…
Quelle époque… Enfin, en tout cas, elle était vraiment mignonne…
Les
flics ont pas tardé, comme à chaque fois, c’est triste à dire mais ils ont
l’habitude maintenant. Comme nous. Ils nous ont posé les questions qu’ils nous
posent à chaque fois :
-« Vous
leur avez dit qu’il fallait pas y aller ? ».
-« Ben
oui, comme toujours »
-« Et ? »
-« Ben
rien, ça les a fait marrer. Ils ont dit que c’étaient des conneries qu’on
racontait »
-« Vous
êtes sûrs qu’il ont franchi la ligne ? »
-« C’est
obligé : Par là, ça ne mène nulle part ailleurs… »
Les
deux flics ont hoché la tête en silence. Le sergent à repris :
-«Ça
en fait combien avec ceux là ? » L’autre a répondu :
-« J’sais
pas trop… Je compte plus, mais ça commence à
faire beaucoup... »
A
ce moment là, on a entendu une sirène et dans un nuage de poussière une autre
bagnole de la police a fait irruption au bout du chemin et s’est arrêtée à
notre hauteur. Quatre autres flics dont un en civil en sont descendus. Ceux-là,
on les connaissait pas, jamais vu dans le coin.
Le
sergent et l’autre les ont salués. Ils n’ont même pas répondu, simplement le
civil a sorti son insigne. Il avait pas l’air commode et nos deux flics
n’en menaient pas large.
-« Unité
spéciale. Sergent, nous sommes chargés de l’enquête à partir de maintenant.
Vous avez été infoutus de résoudre ce putain de problème de disparitions. Ça
tousse très fort en très haut lieu. Vous êtes relevés de l’enquête.
-« Euh…
quelle enquête ? »
-« Mon
capitaine ! »
-« Pardon,
quelle enquête, mon capitaine ? »
-« Comment
ça « quelle enquête ? » « Vous vous foutez de
moi ? »
-« Non
mon Capitaine, y a pas d’enquête. Tout le monde sait qu’il faut pas passer la ligne, ici. On leur dit à chaque fois…
Après…
-« Après,
quoi ??? »
-« Ben
après, c’est trop tard, y a rien à faire ». « Mon capitaine… »
-« Il
y a toujours quelque chose à faire, sergent. En tous cas pas rester les bras
croisés. C’est pas comme ça que vous allez les retrouver ! »
-« Vous
proposez quoi, mon capitaine ? »
-« Y
aller. »
-« Aller
où ? »
-« Là-bas,
bougre de crétin !!! » Il désignait le chemin qui menait à la ligne.
-« Mais
mon capitaine, c’est complètement déb… C’est de la folie ! La dernière
chose à faire ! »
-« Ça
c’est vous qui le dites. Si vous avez une meilleure idée, je suis preneur mais
j’en doute. Depuis le début de cette affaire, non, de CES affaires,
qu’est-ce-que vous avez fait ? Rien ! Zéro ! C’est pour ça qu’on
est là, nous, Unité Spéciale, pour faire le boulot que vous ne faites
pas ! »
-« Mais
mon capitaine, y a rien à faire d’autre que ce qu’on a fait, c'est-à-dire
appliquer les directives de la Haute Autorité : avertir les gens, les
mettre en garde, les dissuader d’aller franchir cette putain de ligne , les prévenir que personne
n’en est jamais revenu, mais la nature humaine est ainsi faite, ils se croient
toujours plus forts que les autres, un peu comme vous, sauf votre respect, et
ils finissent toujours par y aller, et ils n’en reviennent pas. Jamais. Ces
messieurs que vous voyez là, ils sont là tout le temps, ils vivent au plus près
de la ligne, ils peuvent même la voir
depuis la maison de l’un d’entre eux. Ils mettent en garde les rigolos qui se
prennent pour Indiana Jones, mais rien n’y fait. On les écoute pas plus qu’à
nous. Si vous décidez de franchir vous aussi la ligne, vous n’en reviendrez pas non plus toute Unité Spéciale que
vous êtes et vous pourrez pas dire qu’on vous aura pas prévenus. En tout cas,
nous, pas question qu’on vous accompagne… »
-« Je
ne comptais pas vous le demandez, sergent. Je vous laisse à votre routine et à
votre inefficacité. Et pour votre avancement, vous pourrez vous brosser ! »
Le
sergent n’a rien répondu. Nous on regardait tout ça, c’était plutôt marrant.
Les mecs de l’Unité Spéciale sont retournés à leur voiture et se sont
équipés : Gilets pare-balles, casques avec caméra, renforts aux épaules,
bras, genoux, fusils à lunette, même des grenades qu’ils avaient à leur
ceinture, des vrais Robocop ! Et ils ont pris le chemin qui mène à la ligne…
Le
sergent a gueulé :
-« Mon
Capitaine, Vous voulez qu’on prévienne qui, en cas… enfin vous voyez… »
Le
capitaine s’est retourné, a haussé les épaules et a repris sa marche avec ses
trois hommes. A une centaine de mètre, le chemin tourne, et on ne les a plus
vus.
Le
sergent nous a regardés, l’air fatigué.
-« On
a fait ce qu’on a pu… »
-« Pour
sûr », qu’on a répondu. « Encore quatre qu’on reverra pas… »
Il
a continué :
-« C’était
vraiment un gros con ce capitaine… S’il savait ce que je m’en fous de mon
avancement ! C’est lui qui est bien avancé tiens, maintenant ! »
Ça
nous a fait rire. Du coup, les deux flics se sont mis à rire, eux aussi.
Avant
de partir, ils nous ont demandés si on était d’accord pour témoigner. On a
répondu que « oui, bien sûr, comme d’habitude ».
Et
puis voilà, on est restés là un moment sans parler, assis sur le tronc du chêne
abattu par la tempête de l’an dernier. J’ai dit :
-« Faudra
quand-même leur dire un jour, pour la ligne,
hein Tom, tu crois pas ? »
-« Pour
sûr ! » qu’il a dit. « Ils en reviendront pas !!! »
Et
on est repartis à rire…
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Nom de Vieux : Je suis Dieu !
Où le contraire… Oui, plutôt le contraire. Vieux. J’aurais jamais cru. Jusqu’à
présent, l’âge, mon âge, je m’en
foutais, mais là, aujourd’hui… De me dire que dans un an j’en aurai
soixante-dix… Soixante dix ! Combien il m’en reste ? Je pense à la
chanson de Reggiani, « le temps qui reste » et c’est ça : J’en
suis là, à me demander le temps qui me reste. Je n’ai pas le droit de me
plaindre : Je suis en bonne santé, Ceux que j’aime sont là, tout près de
moi, mes filles, mes gendres, mes petits enfants et ma femme, mon petit
toro Espagnol...
Des amis de ma jeunesse, plusieurs sont
déjà partis au pays des souvenirs. Je ne les oublie pas. Je leur parle parfois,
quand la vie me fait des pieds de nez ou des bras d’honneur et ça me fait du
bien de les savoir là, me souriant, assis au bord de ma mémoire comme au bord
d’un quai devant l’océan…
Quand je me retourne sur ma vie, je vois
des images, comme des extraits de film, un kaléidoscope un peu brouillon où se
mêlent les époques, les dates, les visages, les lieux… Une vie banale en somme,
avec ses bonheurs, ses malheurs, ses réussites et ses échecs, ses petites
lâchetés et ses grands remords… Avec ce qu’il faut de lucidité pour ne pas
l’enjoliver et assez de courage pour ne
pas la renier. J’ai titubé pas mal au long du chemin de ma vie. Pas à cause de
l’alcool, non, à cause de l’ivresse des illusions perdues et des espoirs trahis
par la Raison à laquelle, toujours on vous ramène quand vous aspirez à la folie
d’être vous-même…
Mais c’est vrai, je ne peux pas me
plaindre : J’ai bien vécu. Et je me dis que maintenant que je me rapproche
de l’horizon au point de ressentir le grand vide qui suivra le grand saut, il
me faut goûter chaque jour avec délectation. Me délester de tout le fatras
inutile que l’on amasse au fil des jours durant toute notre existence, ne plus
être en quête que de l’essentiel pour ne rien perdre de ce fameux temps qui me
reste. Passé un certain âge, on ne vit plus qu’en sursis. J’en suis là. Un jour
prochain, je ne sais pas quand, la camarde m’éveillera au dernier de mes matins
en murmurant : « C’est aujourd’hui »… Alors, il faudra que je
sois prêt. C'est-à-dire auréolé du dénuement absolu qui ouvre les portes de l’Infini,
avec pour seul bagage mon esprit débarrassé de toutes les scories inutiles
qu’une longue vie oblige à vous charger à coups d’envies futiles, d’ambitions
minuscules, de ressentiments injustifiés… Se présenter purifié de soi-même
devant le Néant, nu comme au jour de ma naissance, et n’être plus habité que
par vous que j’ai tant aimés, mes amis, ma famille, mes fantômes, et toi, toi
mon Amour dont le prénom sera le dernier mot que je prononcerai. Alors je pourrai
partir pour le grand Nulle-Part, heureux de savoir que je serai toujours là
pour ceux qui m’aimaient, leur souriant, assis au bord de leur mémoire comme au
bord d’un quai devant l’océan…
Point de tristesse dans tout cela :
Simplement voir les choses en face. Pour le reste (qui me reste à vivre, donc),
pas de sanctification possible : Je continuerai à être moi-même, avec mon
yin et mon yang, avec ma voracité d’être et d’aimer, avec mon humour trash et
nul qui plait tant à mes filles, avec ma poésie en bandoulière pour supporter
l’insupportable, avec mon regard d’enfant naïf qui ne m’a jamais quitté devant
la beauté de cette planète, avec ma chance d’être entouré d’amis formidables
qui m’acceptent comme je suis et avec les miroirs devant lesquels je passe en
me délectant de faire un bras d’honneur à ce vieux gamin qui n’en finira jamais
de ne rien comprendre à ce putain de monde, et à cette vie. Et qui les aime.
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La pudeur, je l’éventre peu à peu au fil de mes écrits. Me livrer ne me délivre pas de moi-même. C’est que je ne sais pas écrire sans puiser dans mon vécu. Je peux habiller la vérité avec les oripeaux d’un romanesque approximatif, je peux aussi lui tordre le cou pour tenter de l’empêcher de surgir au détour d’un poème ou même d’une simple phrase, mais c’est peine perdue : Elle finit toujours par me trahir en éclaboussant la page blanche de ses évidences parfois crues et brutales. Je me fais toujours avoir. Je me dis que cela peut être mal perçu par ceux qui me font l’honneur de me lire, qu’ils doivent penser que je suis un monstre d’égotisme et d’égocentrisme. Je ne suis pas cela. Mais le fait est là : Une fois achevés, la plupart du temps, mes textes me sautent à la gorge et j’ai l’impression de les découvrir avec toujours ce sentiment étrange qu’ils m’ont été dictés par mon inconscient. Je veux dire que je ne pense pas ce que j’écris. Ça sort de moi à gros bouillons, comme un courant dans lequel je me laisse emporter. Quand j’en ai terminé d’écrire, je regagne péniblement le rivage de la lucidité, comme un naufragé qui s’échoue sur une plage, un peu groggy, pas vraiment sain et sauf, mais vivant, vivant de tout le poids de ses douleurs et de ses peurs. De ses folies aussi…
Alors voilà, je me dis qu’il me faudrait apprendre à imaginer, à construire des histoires. A me dissocier de moi-même et des mots que j’écris. D’autres le font très bien. Je les envie. Mais à chaque fois que je m’y essaie, c’est un échec. Les mots ne me viennent pas, j’écrivaillonne péniblement en langue tirant comme un élève planchant sur sa dissertation en pensant à autre chose. Et ça ne manque pas : Très vite, je prends la tangente sans même m’en rendre compte et je retombe dans les bras de mes fantômes, dans mes ténèbres, dans mes hontes, dans mes remords, dans mes joies aussi, dans mes bonheurs, mais oui ! Et alors, comment l’expliquer ? Je m’y sens chez moi. C’est mon monde, parfois cruel et sombre, parfois plein de lumière, celle qui ne se fait que sur les tombes, sans doute, mais c’est mon monde…
De tout ce que j’écris, je garde très peu. Périodiquement, je trie, j’éradique, je déchire, je supprime avec fébrilité. Je conserve aussi des textes que je ne montrerai jamais à personne. Ceux que je destine à mon après-vie. Que ma femme, mes filles pourront lire quand je ne serai plus qu’un souvenir de mari, de papa, pour qu’elles découvrent quelqu’un d’autre, quelqu’un qu’elles ne soupçonnaient peut-être pas. Qu’elles avaient pressenti, peut-être, vaguement, au détour d’un sourire où dans l’éclat d’un regard, et je veux croire que ce que leur donnerai à voir de ce quelqu’un d’autre les étonnera. Et qu’elles aimeront cette autre partie de moi autant que celle qu’elles connaissaient. Leur amour sera ainsi total, comme le mien pour elles.
« Je est un autre » disait Rimbaud. Je comprends parfaitement ce qu’il voulait dire. Je ne connais de moi que ce que j’ignore de mon alter ego. Et vice versa. Je me sais capable de verser dans le n’importe quoi de l’ivresse d’être ou de demeurer prostré dans une sorte de catalepsie proche de l’abrutissement, statufié, insensible à ce qui m’entoure, comateux, sourd et muet au chant des sirènes que je prends pour des murènes, ligoté au mât de ma désespérance chronique. Et je ne reprends vie que par la grâce de cette envie d’écrire qui finit toujours par reprendre possession de moi, cette envie d’écrire qui me tient debout, avec ce qui me reste de ma dignité d’homme. Je sais que je ne suis pas plus mauvais qu’un autre. Mais je sais aussi que je ne suis pas meilleur. Je n’aime pas cette humanité, mais j’en fais partie jusque dans ce qu’elle a de pire. C’est une malédiction dont je sais que je ne pourrais jamais me libérer. L’image que je donne a voir, ça n’est pas moi, et je sais qu’il en est de même de mes amis les plus proches. On ne se connait jamais vraiment. C’est sans doute mieux ainsi… Mais comment ne pas se poser la question : « Qui suis-je vraiment ? Celui que je sais mais que je tais ? Ou celui que je donne à voir, cet arbre acceptable qui cache la forêt de l’inavouable ? » Je n’ai pas honte de mes hontes mais je les garde pour moi. Ou j’en parle, comme ici, sachant que je ne risque rien à le faire sauf de me faire rejeter peut-être ou moquer, ou haïr… Ce qui est peu de chose.
A ce point de mes digressions, je ne sais même plus le pourquoi de ce texte. Qu’est-ce-que j’ai voulu dire ? D’où sui-je parti et pour arriver où ? Je l’ignore. Je me suis abandonné à cette hémorragie verbale impudique sans savoir où elle me mènerait. Je n’y vais rien changer. Comme disait l’autre : Comprenne qui pourra, ou voudra. Moi, je ne peux pas. Je voudrais simplement ne pas passer pour un monstre, mais je ne suis pas certain de ne pas en être un…
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